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LII

LE SABBAT

Luc, xm, 10-17.

A première vue, l'on ne saisit pas le moindre rapport entre ce récit et la parabole qui le précède, ou celles qui le suivent; par son contenu, le récit semblerait appartenir au ministère galiléen. Il est possible que Luc l'ait trouvé ainsi encadré dans la source où il l'a pris, mais cette explication, d'ailleurs hypothétique, ne résout pas la difficulté. Les Pères qui ont vu dans la femme qui se dresse vigoureuse, après avoir été longtemps courbée sous le poids de son infirmité, l'image de l'Église primitive, opposée au figuier desséché de la synagogue, ont peut-être rencontré, sans l'avoir cherchée, la pensée qui a présidé à l'arrangement de ces morceaux1. On comprendrait ainsi pourquoi l'auteur amène, après ce récit de guérison, les paraboles du Sénevé et du Levain 2, dont la présence en cet endroit n'est explicable ni par un lien historique ni par une réelle analogie de fond avec le récit. Il voyait probablement dans les oiseaux du ciel qui cherchent un abri sur les branches du sénevé, les Gentils, et dans la masse de farine que pénètre l'influence du levain, le monde entier, dans lequel l'Evangile était en voie de se répandre au temps où lui-même écrivait. La foule qui manifeste sa joie après la guérison de la femme, et qui applaudit aux miracles de Jésus, sans se soucier de la mauvaise humeur de ses adversaires, figure les humbles fidèles qui croiront au Christ et le suivront avec bonheur, tandis que les chefs du judaïsme s'opposeront à eux et les persécuteront, comme ils se sont opposés à Jésus et l'ont persécuté. Ce récit de guérison sabbatique pourrait être dans le même rapport avec le récit analogue qui est commun aux trois

1. Cf. SCHANZ, Lk. 370.

2. xi, 18-21. Cf. I, 768-773. Luc a pu voir un rapport symbolique entre la femme guérie et celle qui pétrit le levain avec la farine.

Évangiles, que l'histoire du ressuscité de Naïn avec celle de la fille de Jaïr 1.

Luc, XIII, 10. Et il était à enseigner dans une synagogue, le jour du sabbat. 11. Et il y avait (là) une femme qui avait un esprit d'infirmité depuis dix-huit ans, et elle était courbée et ne pouvait pas se redresser tout à fait. 12. Et Jésus, la voyant, l'appela et lui dit : « Femme, tu es délivrée de ton infirmité. » 13. Et il lui imposa les mains; et aussitôt, elle se redressa, et elle rendit gloire à Dieu. 14. Et, prenant la parole, le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus avait fait une guérison le jour du sabbat, dit au peuple : « Il y a six jours où on doit travailler; venez donc ces jours-là vous faire guérir, et non le jour du sabbat. » 15. Et le Seigneur lui répondit et dit : «Hypocrites, chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache-t-il pas son bœuf ou son âne de la crèche, et ne les mène-t-il pas boire? 16. Et cette fille d'Abraham, que Satan tenait liée voilà dix-huit ans, ne fallait-il pas la détacher de ce lien le jour du sabbat? » 17. Et quand il disait cela, tous ses adversaires étaient confondus; et toute la foule se réjouissait de toutes les choses merveilleuses qui se faisaient par lui.

Jésus prêchait dans une synagogue, le jour du sabbat, suivant sa coutume, principalement dans les premiers temps de son ministère en Galilée. Tout se passe comme pour la guérison sabbatique rapportée à cette période par les évangélistes. On s'apercevra un peu plus loin3 que le voyage de Jérusalem est à peine commencé, ou plutôt qu'il a l'air de recommencer.

Parmi les personnes qui écoutaient le Sauveur, il y avait une femme infirme depuis dix-huit ans : ce n'était pas une possédée, mais l'action du démon produisait en elle une débilité qui ne lui permettait pas de se tenir droite". Jésus a pitié d'elle et la fait

1. Cf. I, 655-657. C'est pourquoi on ne peut s'autoriser sûrement de la mise en scène pour localiser (avec WELLHAUSEN LC. 73) le miracle à Capharnaum. 2. Cf. vi, 6-11 (Mc. 1, 1-6); I, 514–519.

3. XIII, 22.

4. Bien que l'indication έv μã tổv suvaywym̃v, v. 10, puisse convenir à un fait hiérosolymitain, on n'a pas lieu de conjecturer que le miracle ait pu être localisé d'abord à Jérusalem. Fait et récit sont indépendants de xIII, 1-9, et ne procèdent pas de la même tradition.

5. Le même chiffre se rencontre déjà dans XIII, 4, supr. p. 114. Rapport fortuit. 6. V. 11. πνεῦμα ἔχουσα ἀσθενείας (Ss. Sc. omettent ἀσθενείας. D, ἐν ἀσθενείᾳ ἦν πνεύματος)... καὶ μὴ δυναμένη ἀνακύψαι εἰς τὸ παντελές. La Vulgate: « nec omnino poterat sursum respicere », n'est pas exacte, is to aveλés se rattachant à ἀνακύψαι, non à δυναμένη.

venir près de lui. Il lui annonce qu'elle est guérie, et en même temps il lui impose les mains1 : elle est guérie en effet, car elle se redresse et bénit Dieu pour la grâce qu'elle vient de recevoir. Cependant, le président de la synagogue 2, c'était certainement un pharisien, se scandalise de cette guérison opérée le jour du sabbat; n'osant pas s'attaquer directement à Jésus, il s'en prend à la foule, qui, dit-il, fait travailler celui qui la guérit, et devrait au moins ne se faire soigner que dans les jours ouvrables.

Jésus a déjà réfuté cette argumentation de casuiste, en disant qu'on a le droit et même le devoir de faire du bien à son prochain le jour du sabbat. C'est ce qu'il dit encore ici sous une autre forme : les plus scrupuleux observateurs de la Loi mènent à l'abreuvoir leur bœuf et leur âne le jour du sabbat; s'ils se croient permis de rendre ce service, intéressé d'ailleurs, à des animaux sans raison, sera-t-il défendu de porter secours à une fille d'Abraham 3, affligée depuis si longtemps! Comme le chef de la synagogue ne s'est pas adressé à Jésus, le Sauveur ne lui répond pas non plus directement. Il s'adresse au groupe dont le président s'est fait l'interprète, à ceux qui pensent comme lui, et il les appelle hypocrites. Cette épithète, ordinairement appliquée aux pharisiens, convient d'autant mieux à la circonstance, que ce grand zèle pour le sabbat dissimule un désir plus ardent encore d'entraver l'action de Jésus.

La conclusion: « Et quand il disait cela, tous ses adversaires étaient confondus », paraît être une réminiscence d'Isaïe . Ce qui suit: « Toute la foule se réjouissait de tous les prodiges qui se faisaient par lui », a de quoi surprendre après un miracle isolé ; mais le récit a pu être rédigé d'abord pour terminer une série, et ces formules ne doivent pas être interprétées avec rigueur 6, ou plutôt celle-ci est en rapport avec le sens mystérieux que l'évangéliste a trouvé à cette anecdote.

1. Cf. Mc. vii, 32. Parole et geste sont simultanés; les deux opèrent la guérison, et, vu le caractère du récit, il n'est pas à supposer (avec J. WEISS, 504) que l'imposition des mains aurait été ajoutée par l'évangéliste.

2. Cf. I, 814.

3. Cf. XIX, 9.

4. D, Ss. Sc. ont Soxρitá, pour diriger la réponse contre celui qui vient de parler; ou bien on aura mis le pluriel à cause de êzastos úμov.

5. XLV, 16 (LXX).

6. Cf. v, 26; vii, 16-17.

LIII

LES ÉLUS

LUC, XIII, 22-30.

Tout ce morceau de Luc est fait de sentences combinées, que l'on trouve séparément dans Matthieu spécimen des plus curieux de la méthode suivie par le rédacteur du troisième Évangile.

Luc x, 22. Et il allait par les villes et les villages, enseignant, et faisant route vers Jérusalem. 23. Et quelqu'un lui dit : « Seigneur, y en aurat-il peu de sauvés ? » Et il leur dit : 24. « Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, parce que beaucoup, je vous (le) dis, chercheront à entrer, et ne pourront pas. 25. Quand le maître de la maison se sera levé pour fermer la porte, et que vous vous mettrez, étant restés dehors, à frapper à à la porte, en disant : « Seigneur, ouvre-nous », et qu'il vous répondra en disant : « Je ne sais d'où vous êtes », 26. alors vous vous mettrez à dire : <«Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné sur nos places. » 27. Et il dira: « Je vous dis, je ne sais d'où vous êtes. Retirezvous de moi tous, ouvriers d'iniquité. » 28. Là il y aura les pleurs et le grincement de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes, dans le royaume de Dieu, et vous autres jetés dehors. 29. Et il en viendra de l'orient et de l'occident, du nord et du midi, et ils seront à table dans le royaume de Dieu. 30. Et il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers. »

Le rappel du voyage à Jérusalem est assez inattendu entre deux paraboles sur le royaume des cieux, et un discours sur ceux qui y seront admis. Le narrateur, après la scène qu'il a placée en synagogue, semble avoir senti le besoin de reprendre le fil conducteur de son récit; il a voulu préparer ce qu'on lira dans le discours, touchant ceux qui ont entendu Jésus prêchant sur les places, et, par la mention de Jérusalem, préluder à la déclaration qu'on trouve un

1. Le commencement du v. 22 : καὶ διεπορεύετο κατὰ πόλεις καὶ κώμας διδάσκων, semble faire écho à Mc. vi, 6 b, et x, 1.

peu plus loin 1 : « il faut qu'un prophète meure à Jérusalem ». On entrevoit souvent dans le troisième Évangile et surtout, dans cette partie, la préoccupation de la réprobation des Juifs et du salut des Gentils. La mort de Jésus mettra le sceau à tous les crimes d'Israël; elle doit s'accomplir à Jérusalem, et dès lors Jérusalem ne sera plus la cité de Dieu. Le grand dessein providentiel est en voie de se réaliser. Jésus est censé profiter des occasions qui se présentent, pour le proclamer devant le peuple.

La question sur le nombre des élus n'a pas de lien étroit avec l'indication qui précède; on ne dit précisément ni où ni quand elle fut posée. C'est un de ces artifices rédactionnels dont Luc use volontiers pour amener les discours que ses sources lui fournissent. L'évangéliste a tiré cette question de la sentence qui se lit dans Matthieu « Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. » Il serait arbitraire de la rattacher aux paraboles du Sénevé et du Levain, puisque l'auteur a placé dans l'intervalle toute une série de prédications dans les villes et les villages. Le rapport qui existe entre ces réflexions sur le salut, et ce qu'on lit avant et après, est un rapport logique, fondé sur l'affinité des enseignements. Il s'agit toujours de signifier la réprobation d'Israël au profit des nations. Si l'on considère le développement qui est donné dans Matthieu à la comparaison de la « porte étroite », et qui doit être primitif, on est tenté de soupçonner que le texte complet de la sentence 3 aura contribué aussi à l'interrogation: «< Seigneur y en aura-t-il peu de sauvés. » C'est à une question de ce genre, peu importe la façon dont elle se soit présentée, que répondent les trois morceaux que l'on trouve ici réunis en un seul discours : comparaison de la «< porte étroite » par où beaucoup ne pourront pas passer; parabole de ceux qui arrivent au festin quand la porte est fermée, et qui sont condamnés à rester dehors; déclaration concernant l'admission des Gentils au festin messianique. Que la combinaison soit de Luc ou d'une de ses sources, elle ne peut appartenir qu'à une rédaction secondaire des discours du Christ.

1. V. 33.

2. xxii, 14 (xx, 16 b).

3. Noter xiyo: dans MT. vii, 14 b. I, 654-635. Ss. lit, dans Lc. 23-24 : « Jésus lui dit : « Efforce-toi d'entrer », etc.

4. Cf. B. WEISS, Lk. 510.

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