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Le petit séminaire de Saint-Malo, où habitait l'abbé de La Mennais, est supprimé, et sur cela il chante, pour ainsi dire, une hymne au Père commun des Chrétiens.

A l'abbé Tessyre. La Chenaie, ... 1812. On enlève les enfants aux pères et les pères aux enfants, quoi qu'on fasse, il restera toujours aux uns et aux autres le Père commun qui est dans le ciel. Recevons de sa main le pain de chaque jour, et ne nous plaignons pas de son amertume salutaire Oh! que les miséricordes de Dieu sont grandes sur nous; et que nous avons lieu de nous croire aimés de lui, puisqu'il daigne nous traiter comme il a traité son Fils unique, l'objet sacré de ses divines complaisances! Misericordias Domini in æternum cantabo1. Oui, cher ami, marchons à la Croix, conime notre Sauveur, en chantant le cantique d'action de grâces: Et hymno dicto, exierunt in montem Oliveti. Cet hymne est le véritable hymne du chrétien. Que chantera-t-il ici-bas que la Croix, puisque son amour même est crucifié, amor meus crucifixus est. Gémissons cependant, ne cessons de gémir sur la perte de tant d'âmes, et tâchons de détourner ou de suspendre par les plus humbles et les plus vives prières les vengeances du Seigneur; orate Dominum ut desinant tonitrua Dei et grando. 11 y a des missions plus consolantes, mais je n'en connais point de plus belles ".

Et puis voici encore la désolation, et on pourrait dire la position grotesque :

...

A son frère. La Chenaie, 1812. Je ne peux pas dire que je m'ennuie, je ne peux pas dire que je m'amuse, je ne peux pas dire que je sois oisif, je ne peux pas dire que je travaille. Ma vie se passe dans une sorte de milieu vague entre toutes ces choses, avec un penchant très-fort a une indolence d'esprit et de corps, triste, amère, fatigante plus qu'aucuns travaux et néanmoins presque insurmontable".

Mais voici dans la même lettre la résignation et la foi :

Avant tout il faut renouveler l'intérieur par la pénitence, la prière, les bonnes lectures, l'oraison; souffrir en paix, mourir en paix. Plus ensuite je serai occupé, remué, fatigué, mieux cela vaudra, je crois, pour l'âme et même pour le corps. Et encore ce que je dis là, je n'en sais rien. J ai le grand malheur d'ètre dépourvu de raison et de caractère. Le jour pour le jour et le laisser-aller de l'enfance, avec sa mobile vivacité et son imagination dominante, fait de moi à trente uns un être bien inutile, bien méprisable et bien malheureux. A cela quel re

Psalm. LXXXVIII, 2.

2 Matth. XXVI, 30.

• Euv. inéd. t. I, p. 121, éd. Blaize.

■ Ibid., p. 123.

mède? Se faire petit, se laisser conduire, se familiariser avec la vie, c'est-à-dire avec la Croix, résister aux premières impressions, souffrir enfin, et se bien persuader qu'on souffrira toujours, je n'y vois pas autre chose.

Cependant les événements se précipitent, Napoléon est vaincu par les souverains alliés, et le 12 avril, il signe à Fontainebleau son abdication au trône de France.

Le 3 mai Louis XVIII rentre dans Paris, après 23 ans d'exil.

L'abbé de La Mennais était à Saint-Malo, tout froissé de ce que l'Université impériale venait de dissoudre l'École ecclésiastique de cette ville, à laquelle il était attaché, c'est là que la dissolution de l'empire lui est connue. Il écrit sur cela : A son frère. Saint-Malo. 3 avril 1814.

Je ne m'attendais guère aux nouvelles que le courrier m'apporte. L'empereur à Langres et l'ennemi à Claye, à cinq lieues de Paris; on se perd dans ces grandes manoeuvres. Et que deviendrons-nous au milieu de tout cela? Pour la tranquillité du monde il faudrait que tous les hommes fussent comme moi: contus de la jambe droite. Il n'est pas à présumer qu'ils fissent de part et d'autre 300 lieues à cloche-pied, pour s'entr'égorger à leur rencontre...

Ma blessure à moi n'est point une foulure. Petit à petit cela est devenu comme une mouche de grandeur médiocre sur le devant de la jambe. De marcher il n'est pas possible. Je me console par un raisonnement fort simple et fort juste. Cela a commencé, donc cela finira. Dieu soit loué de ce que j'ai fait ma logique.

Puis il écrit à un jeune Anglais qui avait fait partie de tous les Anglais que Napoléon avait fait saisir et emprisonner en France.

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A M. Watson. Saint-Malo, 15 avril 1814. Vous savez comme moi l'heureux événement de la paix. Bénissons Dieu ensemble. C'est un grand bienfait, et qu'on osait à peine espérer. Il ne faut pas cependant que la perspective de tranquillité qui s'ouvre devant nous, rabaisse sur la terre nos esperances que nous avions élevées jusqu'au ciel. Ce n'est que là que nous trouverons la vraie, l'eternelle paix. Icibas, il y a toujours à combattre, toujours à désirer, toujours à pleurer.

Alors il vient faire un voyage à Paris pour voir de près quel train prennent les affaires de l'Église. Il y forme le projet de

Blaize, t. I, p. 125.

• Ibid., p. 133.

8 Ibid., p. 135.

fonder un journal. Il engage fortement son frère à se joindre à lui.

A son frère. Paris, 30 avril 1814.

Il y a partout du bien à faire, et ici plus que nulle part. C'est ce que Tesseyre ne cesse de nous répéter. Quant au moyen d'exister, cinq cents abonnés seulement nous rendraient de 6 à 7,000 francs. J'ajoute un motif d'un grand poids. J'ai besoin de quelqu'un qui me dirige, qui me soutienne, qui me relève; de quelqu'un qui me connaisse et à qui je puisse dire absolument tout. A cela peut-être est attaché mon salut‘.

Mais il reconnaît bientôt que la pensée du journal ne peut réussir, et il est de retour à Saint-Malo le 20 juin.

On voulait marier un jeune homme auquel il s'intéressait vivement. Il écrit, à ce sujet, la boutade suivante :

A son frère.

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Saint-Malo, 21 juin 1814. Notre ami n'a d'autre motif pour désirer qu'on ne donne pas de nouvelles suites à notre projet qu'une forte répugnance à s'engager dans un état pour lequel il est encore bien jeune, sans compter le hasard du choix, le hasard du caractère, le hasard des convenances, le hasard de la fortune, le hasard des enfants, et cent autres hasards tout aussi hasardeux. On pourrait définir le mariage, comme Hobbes définissait la mort Un saut dans l'ombre 2.

La Tradition était sur le point d'être complétement imprimée, mais le gouvernement de Louis XVIII avait rétabli la censure. Sur cela, il écrit:

Saint-Malo, 29 juin.

A son frère. Quant à la Tradition, il n'y a pas moyen de la soumettre à la censure. Mon avis est qu'aussitôt après l'impression finie 3, on expédie au dehors tout ce qu'on croira pouvoir y en placer, et qu'on ne commence à vendre à Paris qu'après avoir déposé en lieu sûr le reste de l'édition. Après tout, les mesures de rigueur, s'il y en a, ne feront qu'augmenter la vogue de l'ouvrage “.

Et déjà alors il augure très-mal des affaires de la Religion en France. Il continue dans cette lettre :

Il y a bien des choses qui vont de travers par rapport à la Religion. N'est-il pas extraordinaire et contre toute bienséance que le ministre des cultes demande aux Juifs des prières publi

1

Blaize, p. 136.

2 Ibid.,

p. 140.

Elle était censée avoir été éditée à Liége (p. 148).

Ibid., p. 143.

VIe SÉRIE. TOME XVI.

N° 92; 1878 (95° vol. de la coll.) 9

ques? S'il y avait des musulmans à Paris, on les inviterait officiellement à adresser des vœux à Mahomet pour la prospérité de la France. Ce serait aux Evêques à parler et à parler haut. Je crains qu'ils n'aient bien de la peine à se défaire d'une habitude d'esclavage, qui, chez beaucoup d'entre eux, s'allie à une profonde indifférence pour ce qui devrait uniquement les occuper.

Alors il prend connaissance du projet de loi sur la liberté de la presse présenté à la Chambre par M. l'abbé de Montesquiou, le 5 juillet, et il écrit :

A son frère.

Saint-Malo, 7 juillet 1814.

Je viens de lire le projet de loi napoléonienne sur la liberté de la presse, cela passe tout ce qu'on a jamais vu. Buonaparte opprimait la pensée par des mesures de police arbitraire, mais une sorte de pudeur l'empêcha toujours de transformer en ordre légal le système de tyrannie qu'il avait adopté et qu'on n'aurait pas cru susceptible de perfectionnement 2.

Et dans son état de dénuement il ajoute à la fin ce terrible jugement sur la Restauration.

Heureux celui qui vit de ses revenus, qui n'éprouve d'autre besoin que celui de digérer et de dormir, et savoure toute vérité dans 1 pâté de Reims, que nul n'oserait censurer en sa présence. J'ai bien peur que l'heureuse Révolution ne se borne à l'échange d'un Despotisme fort contre un Despotisme faible. Si mes craintes se réalisent, mon parti est pris et je quitte la France en secouant la poussière de mes pieds.

On voit là comment il prévoyait déjà la guerre gallicane contre l'Eglise.

Cependant il revient encore à Paris, le 10 juillet; il prévoit des troubles, et de là il écrit:

A son frère.

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Paris, 18 juillet 1814. Du reste, Paris est inquiet et dans une sorte de fermentation sourde. On a doublé les postes. Les émigrés rentrés sont d'une avidité insatiable, et on cède trop facilement à leurs importunités. La garde nationale est mécontente de la manière presque insultante dont on s'est conduit à son égard. La formation de la maison du Roi a été aussi vue d'un mauvais œil. Le Roi est faible et ne sait point se décider à des mesures qui deviennent tous les jours plus nécessaires “.

Il est en train d'écrire dans l'Ami de la Religion de Picot, qui défigure ses articles; puis il projette de faire un journal;

Blaize, p. 143.

2 Ibid., p. 149. * Ibid., p. 149. " Ibid., p. 153.

puis d'écrire dans le Mercure de M. de Bonald; puis de composer une Histoire Ecclésiastique; puis d'entreprendre un commerce quelconque. On lui cherche une place à la Grande-Aumônerie qu'il refuse 1.

Plus il voit l'état des choses, plus il craint et désespère.

A son frère. Paris, 19 juillet 1814. Selon ce que j'entends dire, il n'y a pas un homme de tête dans le Conseil Ecclésiastique, pas un homme solidement instruit. Ils se tourmentent pour faire quelque chose, et ne sauraient en venir à bout. Ce sont des chevaux suspendus qui galopent en l'air sans avancer 2.

Cependant le besoin le pressait. La triste chose, dit-il, que d'être pauvre ? Et il écrit à son frère, en lui donnant le plan de son Histoire Ecclésiastique.

A son frère.

- Paris, 28 octobre 1814. Plus j'y pense, plus il me paraît évident que je manquerais à ce que Dieu demande de moi en abandonnant des travaux qui peuvent être utiles à l'Eglise pour des occupations dont le seul but serait de gagner de l'argent. Ce n'est pas que le métier d'auteur ne soit, à mon avis, plus pénible qu'aucun autre, surtout pour celui qui n'est pas même assuré d'avoir du pain; il est sûr encore qu'un tel état d'indigence ôte à l'esprit la moitié de sa force

Découragé, il quitte Paris à la fin de novembre, et se remet à ses travaux. Dès le 19 février 1815, il demande à son frère de lui envoyer la Polyglotte de Lejay, la Collectio patrum græcorum, les Analecta græca du P. Montfaucon, et la triste Philosophie de Lyon.

105. M. de La Mennais depuis son départ pour l'Angleterre jusqu'à son Sacerdoce.

Mais voici une révolution nouvelle.

Le 1er mars, Napoléon s'échappe de l'île d'Elbe, et de trahison en trahison, il arrive, le 20 mars, aux Tuileries, d'où Louis XVIII s'échappe, le même jour.

C'est alors que l'abbé de La Mennais se décide à quitter la France et à partir pour l'Angleterre sous le nom de Patrick Robertson; et de là pour les missions de l'Amérique.

1 Blaize, p. 175-188.

2 Ibid., p. 158.

Ibid., p. 188.

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