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Catholiques ou hétérodoxes, nombre d'amis de l'ouvrier semblent en être encore à la théorie désolante et démodée « du fonds des salaires », et à la trop fameuse « loi d'airain » du juif Lasalle. Ils semblent croire que, d'après les enseignements des économistes, les ouvriers, obligés par la concurrence d'offrir leurs bras au rabais, ravalent eux-mêmes le taux du salaire à ce qui est strictement nécessaire à l'ouvrier pour ne pas mourir de faim. Ce sont là des vues surannées; elles n'ont plus cours dans la science; autant vaudrait parler à nos chimistes du phlogistique de Stahl; il y a beau temps que l'observation des faits en a montré la fausseté, et que nos savants en ont fait justice1.

Ce que tels économistes avaient pris, autrefois, pour le salaire naturel, normal, n'est que le salaire minimum au-dessous duquel la rémunération de l'ouvrier ne saurait descendre longtemps. En voulons-nous la preuve, nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Là où les capitaux sont abondants et où le travail est libre, le salaire du travailleur tend à s'élever bien au-dessus de ce qui lui est indispensable pour sa subsistance. C'est ainsi que, au XIXe siècle, nous l'avons déjà remarqué, la rémuné

1. Voyez, par exemple, l'ouvrage de mon frère Paul LeroyBeaulieu, Précis d'économie politique. Cf., pour ne citer que des Français, MM. Léon Say, Levasseur, Maurice Block.

ration de la main-d'œuvre a été sans cesse en grossissant. L'ouvrier est-il porté à l'oublier? c'est que, ainsi qu'il arrive d'habitude, ses besoins et ses appétits ont crû encore plus vite que son bien-être.

Dans les pays pauvres, où les capitaux sont rares et les bras abondants, la nature des choses met obstacle à ce que les salaires soient élevés. Dans les pays riches, au contraire, les cas où le travail de l'ouvrier ne lui donne pas de quoi subsister décemment deviennent de plus en plus rares; ils ne se rencontrent guère, en fait, qu'en des circonstances exceptionnelles, aux époques de crises industrielles, par exemple. Et, quand les salaires sont déprimés par la situation du marché, peut-on se flatter de les relever à l'aide d'un tarif officiel, affiché dans les usines? Presque autant vaudrait astreindre, par une loi, les patrons à faire travailler leurs ouvriers quand ils n'ont plus de commandes à exécuter, et que les marchandises s'entassent inutilement dans leurs magasins. La charité ou l'humanité peuvent les y décider, la loi ne saurait les y contraindre. Qui ne voit à combien d'impossibilités se heurterait une pareille législation? Léon XIII a trop de sens pratique pour n'en n'avoir pas le sentiment; aussi, nulle part, le souverain pontife n'a-t-il invité les princes ou les parlements à décréter un minimum de salaire

au-dessous duquel ni l'ouvrier, ni l'ouvrière ne pourraient louer leurs bras 1.

Sa théorie des salaires exposée, Léon XIII s'arrête court. Au moment où il semble sur le point d'invoquer le secours de la loi, le saint-père recule, effrayé, devant les difficultés et devant les périls de l'ingérence gouvernementale. Il en sort en faisant appel à l'association, aux corporations. Le langage pontifical est catégorique; il vaut la peine d'être retenu : « Mais de peur que, dans ces cas (salaires insuffisants) et dans d'autres analogues, comme en ce qui concerne la journée du travail et les soins de la santé de l'ouvrier, les pouvoirs publics n'interviennent d'une manière importune (ne magistratus inferat sese importunius), vu surtout la variété des circonstances, des temps et des lieux, il sera préférable que la solution soit réservée au jugement des corporations (collegiorum), ou que l'on recoure à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers, en y joignant, si l'affaire le réclamait, le secours et l'appui de l'État. » On voit avec quelle réserve et avec

1. Il est à noter que, dans l'encyclique sur la condition des ouvriers, il n'est nulle part question des assurances ouvrières. On sait qu'un grand nombre de catholiques sont partisans de l'assurance obligatoire, tout en se défendant de vouloir faire de l'État l'assureur universel. Le pape ne s'est pas prononcé sur la question.

170 LA PAPAUTÉ, LE SOCIALISME ET LA DÉMOCRATIE.

quelles restrictions le pape accepte l'immixtion de l'État. A l'inverse de la foule des « interventionnistes », il ne s'y résigne qu'à son corps défendant. Léon XIII, en réalité, aboutit, en toutes choses, à déconseiller l'intervention de l'État; là où il l'admet, c'est toujours, encore une fois, comme un pisaller1.

1. Sur ce point, pour être juste envers eux, il ne faut pas oublier que la plupart des réformateurs catholiques se sont toujours défendus, eux aussi, de vouloir faire régler les salaires par l'État : « A aucun moment, écrivait M. de Mun, quelques mois avant la publication de l'encyclique De conditione opificum, je n'ai pensé, ni admis qu'un salaire minimum pût être déterminé et fixé directement par une loi de l'État. Si la solution de ce redoutable problème peut se rencontrer, ce n'est, à mon sentiment, que dans l'accord formé, au sein de la profession, par un conseil d'arbitrage représentant les parties intéressées ou, mieux encore, par la corporation régulièrement organisée. » (L'Association catholique du 15 juin 1891.) Le défunt cardinal Manning, expliquant un passage de sa lettre au congrès de Liège, s'était, lui aussi, arrêté à des vues analogues.

XII

D'une législation sociale internationale. Silence, à cet égard, de l'encyclique sur la condition des ouvriers. Comment le saint-siège cependant ne peut avoir aucune objection de principe contre une pareille législation. Différence sous ce rapport entre la papauté et les États temporels. De l'action internationale de l'Église et du christianisme. Comment pour le progrès social une législation internationale n'est pas indispensable. Que nous sommes portés à trop attendre

de la loi.

Quand on a une vue aussi nette des obstacles opposés à la réglementation du travail « par la variété des temps et des lieux », on doit avoir peu de foi dans une législation internationale. Cela est bon pour ceux qui préconisent la journée maxima et le salaire minimum. Aussi, dans la grande encyclique de Léon XIII, n'est-il nulle part question de lois internationales.

Et qui, cependant, plus que le pape, avait qualité

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