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suivant autant qu'il put la morale et les leçons des Essais de Montaigne et des fables de La Fontaine?...

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Pesez d'une main la valeur réelle de Montaigne et de l'autre son autorité vous trouverez, j'en suis convaincu, entre son autorité et sa valeur réelle, un écart manifeste et une disproportion singulière, presque inexplicable

XI

JUGEMENTS

Si Montaigne, en dispersant ses pensées, a voulu pénétrer plus aisément dans l'esprit de ses lecteurs et s'assurer sur eux un plus facile empire, il a calculé juste, car rien ne l'a mieux servi. Non seulement. nous avons moins de peine à retenir une maxime, une remarque, une page isolée que l'ensemble d'un système étendu, mais encore, à part la mémoire, le jugement même est moins strict et moins exigeant. Quand vous rencontrez dans Montaigne une opinion qui vous semble faible ou exagérée, un exemple comme il en est mille de mollesse ou de légèreté, un raisonnement puéril, un paradoxe impertinent, une boutade dont le style seul fait le prix, le premier mouvement est de se dire qu'il a bien autrement parlé à un autre moment. Si même on ne se rappelle pas l'autre passage, spontanément on le suppose. Il nous a donné tant d'exemples de ces revanches qu'il prend contre lui-même! Nous ne cessons d'y compter et de lui en tenir compte. L'incohérence et les inconsé

quences de son esprit lui ont valu une sorte de crédit illimité; nous ne pensons jamais avoir son dernier mot et le droit de dire qu'il s'est trompé. Comment juger quelqu'un qui se déjuge d'une page à l'autre? Eh bien! c'est sur cela même qu'il faut tout d'abord le juger.

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Juger Montaigne! Je parle de juger Montaigne, comme si une telle entreprise allait de soi et ne souffrait aucune difficulté. Elle est pourtant bien difficile, et pour plusieurs causes, d'abord parce que Montaigne est l'homme qui a le mieux justifié sa propre définition de l'homme, et qu'il est l'être le plus ondoyant et le plus divers, par sa propre nature, par les contrecoups de son temps, par la somme de toutes ses réflexions. Mais là n'est pas la plus grande difficulté que je redoute: elle est plutôt en nous-mêmes et dans nos habitudes d'esprit.

Un esprit critique autrefois était un esprit enclin à tout juger, à trouver des défauts aux plus belles œuvres, des objections aux plus sages projets et à les dire tout haut: c'était quelqu'un qui avait un avis. Nous avons changé tout cela. L'esprit critique aujourd'hui est, par définition, voué à ne juger jamais son affaire est de dire comment sont les choses, et non comment elles devraient être; il comprend tout, il excuse tout, il est la complaisance et la charité mêmes; il en veut seulement aux gens qui n'aiment pas leurs ennemis. Un esprit critique autrefois était le contraire d'un esprit qui pardonne; un esprit critique aujourd'hui est le contraire d'un esprit

qui affirme. De l'un à l'autre de ces deux sens il y a loin. Juger sans connaître a été pendant bien longtemps le tort des hommes; maintenant, si nous en sommes corrigés et pour en faire pénitence, n'y a-t-il point d'autre parti à prendre que celui de connaître sans juger?

Mme de Staël signalait déjà de son temps cette tendance comme le danger du siècle qui commençait, et certes Mme de Staël n'était ni rétrograde, ni pessimiste, mais à travers toutes ses espérances et toutes ses sympathies pour l'âge nouveau, elle conservait le don et se réservait le droit d'y voir clair et de lui parler franc. « Le xvme siècle, disait-elle, énonçait les principes d'une manière trop absolue; peut-être le XIXe siècle commentera-t-il les faits avec trop de soumission; l'un croyait à une nature des choses, l'autre ne croira qu'à des circonstances. >>

Montaigne, je le crains, n'eût pas été du même avis que Mme de Staël. Si nous ne nous restreignons pas à dire quelles ont été autour de lui les circonstances et comment elles ont dû le façonner, si nous prenons sur nous d'ajouter qu'il aurait mieux fait d'agir autrement en telle ou telle occasion, il faut nous résigner d'avance à subir quelques-uns de ses traits les plus acérés; il nous accusera de ne savoir pas nous mettre à sa place, de vouloir lui appliquer notre propre mesure et le régenter, comme si nous valions mieux que lui! « Il semble à chacun, nous dira-t-il assez rudement, que la maîtresse forme de l'humaine nature est en lui; selon elle il faut régler toutes les autres; quelle bestiale stupidité! » Vous

voyez qu'il est en colère; et il reprendra : « O l'ânerie dangereuse et insupportable! »

Que faire? A tout risque, quand nous rencontrerons, dans la vie comme dans les idées de Montaigne, des questions qui se soulèveront d'elles-mêmes devant nous, il faudra bien les discuter. J'en prends tout de suite un exemple. Un savant et habile écrivain, M. Grün, a publié tout un volume sur la vie publique de Montaigne. Mais Montaigne a-t-il eu vraiment une. vie publique? A-t-il pris aux affaires de son temps toute la part qui lui revenait? Son temps était troublé, terrible, cruel jusque dans la paix, comme dit Tacite; eh bien! parce que les bons citoyens étaient alors plus rares et plus nécessaires, en serons-nous donc plus prompts à donner quittance à Montaigne de ses devoirs de citoyen? N'a-t-il pas au contraire trop complaisamment profité de la tempête pour fuir la mer, et nous laisserons-nous persuader sans peine que son honnêteté, son humanité, son désintéressement seuls l'aient attaché au rivage?...

Est-ce à dire d'autre part que la naissance, la fortune, les dons de l'intelligence condamnent forcément ceux qui les ont reçus en partage à un genre de vie où ils ne se plairaient pas, et que tout gentilhomme, tout bourgeois aisé, tout homme d'esprit qui ne veut point mettre la main aux affaires publiques soit un traître? Je ne dis point cela, mais je nie qu'il soit un sage. Je nie qu'il y ait de la vertu à s'abstenir d'un devoir, et j'affirme que c'est un devoir de faire pour le bien de la société où nous avons rang tout ce qui est en notre pouvoir.

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