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pied qu'eux, qui y avaient été depuis le matin, et qui avaient eu à supporter toute la fatigue et les heures chaudes de la journée. Le maître ne remet pas de sa main l'argent aux ouvriers, mais il est censé présent, et si l'on se plaint de lui à lui-même, ce n'est pas pour montrer de la franchise, mais parce qu'on espère qu'il octroiera un supplément de récompense. Il interpelle un de ceux qui parlaient le plus haut, et lui adresse une réponse dont tous les autres peuvent faire leur profit. De quoi se plaint ce compagnon 1? On lui donne ce qui lui est dû 2, et ce dont lui-même est convenu 3. Il n'a qu'à emporter son salaire sans mot dire . Est-il obligé d'être jaloux, parce qu'il plaît au maître de faire, sur son bien, des largesses à un autre 5? On devrait traduire à la lettre : « Faut-il que ton œil soit mauvais, parce que je suis bon? » le « mauvais œil » étant, dans la Bible, l'expression imagée de la jalousie 6. Cette méchanceté de l'œil chez l'ouvrier fait contraste avec la bonté du cœur chez le maître.

Cette parabole a, par elle-même, un sens très clair : le maître a été juste pour les ouvriers de la première heure, et bon pour les autres; on n'a rien à lui reprocher; s'il avait donné davantage aux premiers, on ne le blâmerait pas ; s'il avait donné plus aux

1. V. 13. itaipe (cf. Mr. xx11, 12) est une expression de familiarité condescendante, et impliquerait aisément dédain.

2. Au lieu de oùx àôxã σɛ. Sc. lit : « ne me fais pas d'ennuis », d'après Lc. x1, 7, ce qui substitue à l'idée du droit le bon plaisir du maître.

3. I importe de faire valoir ici le consentement de l'ouvrier: avveqúóvnsás pot. La leçon suvepróvyjcá cot (Ss. et autres témoins) vient peut-être moins d'une conformation voulue avec le v. 2 (οὐ συνεφωνήσας δὲ μετὰ τῶν ἐργατῶν marque la réciprocité du contrat), que du désir d'attribuer la fixation du salaire au maître seul, identifié à Dieu dans l'interprétation allégorique.

4. V. 14. ἆρον τὸ σὸν καὶ ὕπαγε n'indique pas de mépris pour le salaire ni de réprobation pour le réclamant, mais ce que celui-ci a de mieux à faire.

5. θέλω δὲ τούτῳ τῷ ἐσχάτῳ δοῦναι ὡς καὶ σοί. La legon θέλω εγώ (Β) transporte sur la personne l'accent qui doit viser l'acte de volonté. Le groupe des derniers est représenté par un individu, comme celui des plaignants. « Ce dernier » répond à «< ces derniers », du v. 12. BDLZ omettent devant oux eotiv μοι ὃ θέλω ποιῆσαι ἐν τοῖς ἐμοῖς ; probablement pour éviter la répétition de cette particule dans les deux premiers membres du v. 15. Que le premier soit authentique ou non, il ne faut pas construire, avec Ss. et Sc. : « Si je veux donner à ce dernier autant qu'à toi, n'ai-je pas le droit de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? »

6. Cf. Mc. vii, 22, et, dans l'Ancien Testament, PROV. XXIII, 6; xxvIII, 22; ECCLI. XIV, 8, 10.

derniers, on aurait lieu de le critiquer; il s'est montré équitable envers les premiers, généreux envers les derniers. Il en est de même pour le royaume des cieux, récompense unique accordée à des mérites différents en apparence et en réalité. L'admission des pécheurs au règne de Dieu était pour les pharisiens le renversement de la justice divine. Jésus leur enseigne que Dieu accorde comme une grâce aux pécheurs repentants ce qu'il donne aux justes comme une rémunération. Lui aussi dispose de son bien comme il lui plaît, et on ne peut l'accuser d'arbitraire, parce que le repentir tardif du pécheur le rend digne de la faveur qu'il reçoit; le salut est le même pour tous; au lieu de se plaindre que les pécheurs y arrivent, il faut louer le Père céleste de sa miséricorde aussi bien que de sa justice 1.

Au fond, la morale de cette parabole est la même que celle du Fils prodigue. Jésus n'a pas voulu enseigner que l'égalité absolue soit la loi du royaume céleste, car d'autres discours établissent une proportion de la récompense avec les sacrifices, et la distinction. des places dans la cité éternelle 2; mais il écarte toute idée de privilège exclusif pour certains groupes, et proclame que Dieu est juste et bon pour tous les hommes de bonne volonté, sans distinction.

La conclusion: « Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers », ne s'adapte pas naturellement à la parabole, et, dans le sens que lui attribue Matthieu, elle la contredit. Elle peut s'entendre, à la vérité, conformément à l'idée dominante de la parabole, et par conséquent elle pourrait y avoir été rattachée dès l'origine, ou du moins dans la source de Matthieu. Comme tous les élus, justes irréprochables ou pécheurs convertis, participent au même bonheur, on peut dire, et avec une nuance de paradoxe qui n'est pas inouïe dans le langage de l'Évangile, que les premiers arrivés sont les moins bien récompensés, puisqu'ils n'ont rien de plus que les autres, et que les derniers venus sont les plus favorisés, eu égard au peu qu'ils semblent avoir fait pour mériter le royaume des cieux. L'égalité foncière de la rémunération peut s'accorder avec ce qui a été dit plus haut touchant la situation des apôtres dans la société des élus. La place qu'ils occuperont n'est pas une récompense, mais une fonction qui correspond au rôle

1. JÜLICHER, II, 466-467.

2. Cf. Lc. xix, 11-27 (parabole des Mines); Mr. xix, 28-29.

qu'ils ont à tenir avant l'avènement du Fils de l'homme. Il est certain d'ailleurs que la parabole des Ouvriers de la vigne n'a pas été prononcée dans la même occasion que l'instruction précédente. Peut-être y-a-t'il néanmoins un peu d'artifice dans le rapport de la sentence finale avec la parabole, qui ne connaît, dans son application vraie, ni premiers ni derniers. La sentence, au lieu de rendre plus intelligible la morale du récit aurait plutôt empêché de la saisir du premier coup. La mention de premiers et derniers dans la parabole aura appelé la sentence sur les premiers qui deviennent les derniers, et les derniers qui deviennent premiers. Jésus a pu faire cette déclaration plus d'une fois, non dans le sens qui vient d'être indiqué, mais pour signifier que les premiers dans l'opinion du judaïsme contemporain, les justes à la mode des pharisiens, seraient précédés dans le royaume par les derniers, publicains et pécheurs. Matthieu, qui n'a pas la parabole du Prodigue, et qui a corrigé celle de la Brebis perdue, a voulu corriger aussi celle des Ouvriers.

Les difficultés commencent dès que l'on veut donner à la parole concernant les premiers et les derniers le même sens que dans le morceau précédent, et elles deviennent insurmontables si l'on considère comme appartenant primitivement à la parabole la sentence << Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. » Plusieurs anciens témoins omettent ce passage 1, que l'on regarde volontiers comme interpolé ici 2, d'après un autre endroit de l'Évangile 3. L'addition semble, en effet, avoir été faite après coup et se présente comme une surcharge. Elle résulte d'une fausse interprétation, moyennant laquelle on substitue les « appelés » aux ouvriers de la première heure, et les « élus » à ceux de la dernière. L'économie primitive de la parabole ne comporte aucune exclusion, et n'a rien à voir avec le plus ou moins grand nombre des élus. Mais Matthieu, ne considérant dans la parabole que les derniers versets et l'antithèse des premiers et des derniers, voit dans la sentence: << Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers », la substitution d'un peuple à un autre, de nouveaux élus du royaume à l'Israël incrédule; c'est pour ce motif qu'il

1. BLZ. On le trouve dans Ss. CD, la plupart des mss. et versions.

2. Tischendorf, Hort, B. Weiss, Holtzmann, Schanz, etc.

3. Mr. XXII, 14.

4. Cf. MT. xix, 30; xx1, 28-32, 43; xxII, 7-9, 14.

répète, à la fin de la parabole, la sentence qui termine le chapitre précédent, et dont la parabole même est censée le commentaire. La parole sur le petit nombre des élus ne s'accorde pas avec la parabole, mais elle s'accorderait avec le sens que lui attribue Matthieu, les appelés étant pour lui la masse des Juifs, et s'identifiant aux premiers de la parabole, tandis que les élus sont le petit nombre des croyants d'Israël, et s'identifient aux derniers. L'addition pourrait donc être authentique, et avoir été supprimée dans quelques témoins, parce qu'on ne la trouvait pas en rapport avec la parabole 1.

Quoi qu'il en soit, la parabole, entendue au sens de Jésus, n'avait en vue ni les Juifs et les Gentils, ni les pharisiens et les publicains, ni les différents âges du monde, ou ceux de l'homme, ni l'Église et le temps qu'on aura vécu dans la foi chrétienne 2: ces interprétations allégoriques, et d'autres encore que l'on a pu faire, importent à l'histoire de l'exégèse, mais sont étrangères à l'intention primitive du récit, bien qu'elles remontent, en quelque façon jusqu'au rédacteur du premier Évangile, peut-être même jusqu'à la source écrite dont il dépend.

1. JÜLICHER, II, 470.

2. Opinion de WELLHAUSEN, Mt. 100.

LXVI

L'AVENIR DU FILS DE L'HOMME

Marc, x, 32-43. Matth. xx, 17-28. Luc, xvi, 31-54; xxi, 24-30.

L'annonce de la passion et l'instruction à laquelle donne lieu la demande inconsidérée des fils de Zébédée semblent terminer une partie importante du second Évangile 1, où l'on dirait Jésus occupé surtout d'instruire et de former ses disciples. On peut soupçonner, en effet, une élaboration quasi systématique de toute cette partie, par un rédacteur travaillant sur une relation plus courte où il n'était point parlé des prophéties de la passion ni de l'inintelligence des apôtres. La rédaction de Matthieu, pour la dernière prédiction et l'incident qui suit, est dans un rapport étroit avec celle de Marc. Lúc omet tout le passage concernant les fils de Zébédée 2. Il a inséré, d'après une source particulière, dans le récit de la passion, le discours de Jésus aux disciples.

MARC, X, 32. Et ils étaient en route, montant à Jérusalem, et Jésus marchait devant eux; et ils étaient troublés, et ceux qui le suivaient avaient peur. Et réunissant de nou

veau les Douze auprès de lui, il se mit à leur

dire ce qui devait lui

arriver: 33. « Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux chefs des prêtres et aux scribes, qui le con

1. vin, 27-x, 45.

MATTH. XX, 17. Et Jé-
sus, montant à Jérusa-
lem, prit à part les
Douze, et, en route, il
leur dit : 18. « Voic;
que nous montons à
Jérusalem, et le Fils de
l'homme sera livré aux
l'homme sera livré aux

chefs des prêtres et aux
scribes, qui le condam-
neront à mort 19. et le
livreront aux Gentils,
pour qu'ils se moquent
de lui, le flagellent et
le crucifient; et le troi-
sième jour, il ressusci-

tera. »

Luc, xvIII, 31. Et réunissant près (de lui) les Douze, il leur dit : << Voici que nous montons à Jérusalem, et que va s'accomplir tout ce qui a été écrit par

les prophètes au sujet du Fils de l'homme. 32.

Car il sera livré aux Gentils, moqué, outragé, couvert de crachats; 33. et après l'avoir flagellé, on le fera mourir; et le troisième jour il ressuscitera. » 34. Et eux ne comprenaient.

2. Sur l'espèce de compensation par 1x, 54-55, voir supr. pp. 101-102.

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