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pour son pays tout entier la résistance opiniâtre au Royaume purement spirituel de Dieu. Quand il les prononça, il n'avait pas encore renoncé à l'espoir d'en triompher. Les événements ne donnèrent que trop raison à ses appréhensions, bien qu'il les crût peut-être plus imminents qu'ils ne l'étaient en réalité.

Ces nouvelles décourageantes n'entamèrent pas sa résolution courageuse, et il continua à se rapprocher de

Jérusalem.

Tout cela se passait, en effet, pendant le voyage de Galilée en Judée, voyage qui dut être lent', mais les indications chronologiques manquent absolument. Ce fut, nous le répétons, le prolongement de la situation que Jésus laissait derrière lui. Les sympathies étaient nombreuses et chaleureuses, mais l'opposition des pharisiens et l'indifférence des classes élevées étaient les mêmes. Rappelons nous que Jésus ne longe pas la Pérée occidentale en se posant en Messie. Cette dignité est encore un secret entre lui et les confidents de sa pensée intime. Mais il a toujours soin de les avertir qu'ils se trompent fort s'ils s'imaginent que le Messie de leur choix les investira, quand le Royaume de Dieu sera établi comme ils l'espèrent, de privilèges et d'honneurs quiles mettront bien au-dessus du commun des hommes. Il ne suffit pas de les avoir prévenus qu'en le suivant ils auront de rudes épreuves à subir. L'ambition est tenace et fait supporter bien des sacrifices. Plusieurs d'entre eux avaient pris leur parti de souffrir, s'il le faut, avec lui, mais non de renoncer à la perspective des triomphes glorieux qui leur paraissaient indubitablement réservés aux compagnons de travail du Messie encore inconnu. 1 1 Luc XIII, 22.

Au cours de ce voyage à Jérusalem', il vit un jour venir à lui Jacques et Jean, les deux Zébédaïdes, accompagnés de leur mère qui était sans doute parmi les croyantes initiées au grand secret. Ils s'agenouillent devant lui et lui demandent une grande faveur, celle d'être ses premiers lieutenants (d'être «< assis à sa droite et à sa gauche »), quand il sera lui-même entré dans sa gloire. << Vous ne savez ce que vous demandez », leur dit Jésus. «< Êtes-vous en état de boire la coupe que je << bois et de subir le baptême dont je suis baptisé ?» « Nous le pouvons », répondent les jeunes et ardents <<< ambitieux. «< Soit », reprend Jésus, « vous boirez «la coupe que je bois, vous subirez un baptême sem<< blable au mien; mais d'être assis à ma droite et à ma <«< gauche, ce n'est pas à moi d'en disposer, cela sera «< donné à ceux à qui mon Père l'a réservé. » Et comme les autres apôtres ayant appris la démarche des Zébédaïdes étaient courroucés contre eux, Jésus leur répéta ce qu'il leur avait déjà dit de la seule condition qui constitue la supériorité dans le Royaume de Dieu, et il y ajouta ces

1 Matth. XX, 20–28; Marc X, 33–45.

2 Ces paroles portent visiblement l'empreinte des retouches opérées par un narrateur écrivant un certain nombre d'années après la Passion. Elles prédisent les souffrances et la mort du Christ avec une clarté qui ne se concilie pas avec l'abattement, la prostration morale de ses disciples surpris par cette catastrophe inattendue. Jésus parle au présent dans Marc de la coupe qu'il boit et du baptême qu'il subit; Matthieu met les choses au futur. L'idée, c'est que Jésus veut d'abord éprouver le courage de ses ambitieux disciples avant de refuser ce qu'ils lui demandent.- D'autre part, ces paroles n'eussent pas été reproduites par deux évangiles écrits vers la fin du premier siècle si l'apôtre Jean avait atteint les dernières limites de l'âge et était mort paisiblement à Éphèse, comme le veut sa légende. Elles donnent raison à la tradition presque perdue d'après laquelle Jean serait mort victime du fanatisme juif lors de l'insurrection nationale contre les Romains.

remarquables paroles : « Vous le savez, ceux que l'on regarde comme les chefs des nations se conduisent vis-à-vis d'elles en maîtres impérieux et les grands les Commandent avec rudesse. Il n'en est pas de même parmi vous. Celui qui veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur; celui qui veut être le pre«mier de vous, qu'il soit l'esclave de tous. Aussi bien >> le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais « pour servir et donner sa vie en rançon d'un grand << nombre. >> Magnifique et sublime leçon, qui prouve que les noirs pressentiments de Jésus; déjà si vifs quand il quitta la Galilée, le suivaient pendant la route et allaient même en grandissant. Il acceptait toujours cette fin possible et même probable de sa vie terrestre, celle du prophète méconnu selon le type décrit Ésaïe LIV, mais en l'envisageant, si elle ne pouvait être évitée, comme le prix douloureux dont il paierait la délivrance « d'un grand nombre ». Il croyait toujours comme à une évidence au triomphe certain de son Évangile. L'association de la dignité messianique et d'une mort martyre ne révoltait pas plus sa pensée religieuse qu'elle n'abattait son courage. Mais ces entretiens ne sortaient pas encore de l'intérieur du cénacle. La multitude n'en savait rien. Jésus n'était encore le Messie que pour une poignée de ses partisans.

A quelques indices seulement on peut s'apercevoir qu'il commence à solliciter indirectement le suffrage populaire. L'expérience lui démontrait qu'il ne pouvait compter sérieusement que sur les âmes simples, sans parti pris, que ne détournaient d'une religion vivante et intérieure ni l'amour du plaisir, ni le souci rongeant du gain matériel, ni le pli d'esprit traditionaliste et ritualiste. C'était donc décidément chez les petits, les humbles,

JÉSUS DE NAZAR. —

II

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les dédaignés de l'aristocratie des synagogues et de la fortune, qu'il devait chercher son point d'appui. C'est ce qu'il montre à sa manière piquante et colorée dans la parabole des Noces qui doit avoir fait partie des Logia et que nous lisons dans Matthieu et dans Luc1, avec quelques différences de détail, mais avec une grande ressemblance de fond. Il y est question d'un roi qui voulut célébrer les noces de son fils et qui envoya ses serviteurs rappeler aux invités que l'heure approchait et que tout était prêt pour les recevoir dignement. Ces noces représentaient la réunion joyeuse des hommes, en premier lieu du peuple juif, dans le Royaume de l'amour et de l'espérance que Jésus voulait fonder au nom de Dieu. Mais ce message est plus que froidement accueilli par les conviés. C'est à qui s'excusera de ne pouvoir se rendre à l'invitation royale. Celui-ci vient d'acheter un champ et doit aller l'inspecter; celui-là doit précisément essayer une paire de boeufs dont il est acquéreur; cet autre vient de se marier et ne peut songer à quitter sa femme. D'autres encore injurient et maltraitent ceux qui leur sont envoyés 3. Le roi en conclut que les conviés n'étaient pas dignes de l'honneur qu'il voulait leur faire et il envoie ses serviteurs aux carrefours où ils inviteront aux noces tous ceux qu'ils ren

1 Matth. XXII, 2-14; Luc XIV, 16-24.

2 Luc parle seulement d'un repas et d'un seul serviteur qui doit être le Messie. Dans Matthieu le fils du roi représente le Messie et les serviteurs sont les apôtres.

3 Le texte de Matthieu brise le fil de la parabole en ajoutant que le roi en colère rassembla une armée qu'il dirigea contre ces meurtriers et qui brûla leur ville. Cette adjonction, de mauvais goût et dont Luc ne sait rien, trahit son origine apocryphe. Elle n'a pu être inspirée que par l'incendie de Jérusalem et du Temple en l'an 70.

contreront, pauvres, estropiés, aveugles et boiteux. Ce sont eux qui rempliront la salle du festin nuptial'.

Mais parce que le palais du roi est largement ouvert à tant de convives qui ne s'attendaient pas à pareille fête, il ne s'ensuit pas qu'ils doivent s'y comporter d'une manière grossière ou indécente. Ils doivent revêtir la « robe de noces », symbole de dignité, marque du respect dû à celui dont la bienveillance s'est étendue jusqu'à eux. De là cet appendice un peu obscur, rapporté par Matthieu seul et où l'on a voulu voir bien des choses qui n'y sont pas. Il s'agit simplement d'un convive qui avait pénétré dans le palais avec les vêtements souillés qu'il aurait pu et dû échanger contre l'habit convenable à sa situation relevée. Le Royaume de Dieu s'ouvre à tous ceux qui par leur conversion y apportent des intentions et des volontés pures, il ne les autorise pas à continuer une vie de désordre et de dégradation.

Celui qui, comme Jésus, voyait dans le cours des choses une révélation permanente ne pouvait s'insurger

De nouveau nous voyons ici les infirmités physiques prises comme l'équivalent des défectuosités morales. Cette allégorie hardie, qui visait premièrement la résistance des hautes classes juives à l'évangile de Jésus et son acceptation par des gens qu'elles dédaignaient, servit plus tard à expliquer du point de vue judéochrétien l'appel des payens et leur admission en grand nombre dans l'Église. C'est au tour de Luc d'ajouter un trait inutile et exagéré (v. 23). La salle du festin n'est pas encore remplie malgré l'affluence de ceux qu'on a recrutés dans les rues. Le serviteur doit amener encore ceux qu'il rencontrera le long des chemins et des haies, les vagabonds sans feu ni lieu, et les presser d'entrer avec une insistance telle qu'ils ne puissent refuser. C'est le fameux Compelle intrare, « Contrains-les d'entrer », dont l'intolérance chrétienne et la polémique anti-chrétienne ont également abusé. Car il ne peut s'agir évidemment que d'une contrainte orale, d'une insistance qui triomphe des objections et des hésitations.

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