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XI. DE LA MÉMOIRE.

Je passerai au delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m'élever comme par degrés vers celui qui m'a créé, et j'arriverai à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de ce nombre infini d'images qui y sont entrées par les portes de mes sens. C'est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que l'oubli n'a point encore effacé et enseveli.

C'est là que je demande que l'on me tire de ce trésor ce que je désire; et soudain quelques-unes de ces espèces en sortent et se présentent à moi; d'autres se font chercher plus longtemps et diffèrent davantage à venir, comme si on les tirait avec peine du fond de quelques replis cachés; d'autres sortent en foule; et bien que ce ne soit pas elles que je cherche ni que je demande, elles se produisent elles-mêmes, et semblent dire: N'est-ce point nous que vous cherchez? Mais je les repousse comme de la main de mon esprit, et les éloigne de ma mémoire jusqu'à ce que l'idée que je désire se découvre et sorte du lieu où elle était cachée pour se présenter à moi. Il y en a d'autres qui, sans sortir de leur série, viennent avec facilité dans le même ordre que je les demande; et les premières, faisant place aux autres, se retirent pour revenir toutes les fois que je le voudrai; c'est ce qui arrive lorsque je récite par cœur quelque passage.

Dans ce même trésor de ma mémoire, je conserve distinctement et sans aucune confusion toutes les espèces, qui, selon leurs divers genres, y sont entrées, chacune

par la porte qui lui est propre, comme la lumière, toutes les couleurs et toutes les figures des corps par les yeux, tous les sons par les oreilles, toutes les odeurs par le nez, toutes les saveurs par la bouche; et par l'attouchement répandu dans tout le corps, tout ce qui est dur ou mou, chaud ou froid, doux ou rude, pesant ou léger, soit qu'il entre en nous, ou bien que nous le touchions. Ce grand réceptacle de la mémoire reçoit toutes ces espèces pour nous les représenter quand nous en avons besoin : chacune d'elles y entre par la porte qui lui est particulière, et la mémoire les conserve dans ses divers plis et replis, qui sont si secrets et si cachés, qu'aucune parole n'est capable de l'exprimer. Ce ne sont pas néanmoins les choses mêmes qui y entrent, mais seulement leurs images qui sont toujours prêtes à se représenter à notre esprit quand il veut s'en souvenir.

Qui pourrait dire de quelle sorte toutes ces images et toutes ces espèces ont été formées, encore que l'on remarque assez par quel sens elles ont été apportées et données en garde à la mémoire? Car lorsque je suis dans l'obscurité et dans le silence, je retire si je veux des couleurs de ma mémoire, et distingue le noir d'avec le blanc, et ainsi toutes les autres couleurs qu'il me plaît, sans que les sons se jettent à la traverse, ni me viennent troubler lorsque je considère ce que j'ai appris par la vue; et néanmoins ces sons sont aussi dans ma mémoire, et comme cachés dans d'autres replis; puisque si je veux qu'ils se présentent à moi, ils se présentent aussitôt. Et d'autre part, encore que je ne remue pas la langue, et que je ne fasse aucune action de la gorge, je chante autant qu'il me plaît, sans que ces images des couleurs qui sont aussi dans ma mémoire viennent non plus se jeter à la traverse, ni m'interrompre lorsque j'en tire cet autre trésor qui y était entré par les oreilles. Et je me souviens en la même sorte quand il me plaît de toutes les autres choses qui m'ont été apportées par les autres

sens et placées dans ma mémoire; car, sans que je fasse ancun usage de l'odorat, je discerne la senteur des lis d'avec celle des violettes, et sans que je goûte ni que je touche rien, je préfère par mon souvenir le miel au vin cuit, et ce qui est poli à ce qui est rude. Tout ceci se passe en moi-même dans ce grand palais de ma mémoire.

C'est là que le ciel, la terre, la mer, et tout ce que j'ai pu y remarquer, s'offrent à moi aussitôt que je veux, hormis les choses que j'ai oubliées. C'est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j'ai fait, et les dispositions dans lesquelles j'étais lorsque j'accomplissais ces actions; c'est là que je conserve les images des choses que j'ai connues par expérience, et que j'ai crues sans les avoir éprouvées, par le rapport qu'elles avaient avec celles que j'ai éprouvées, et qu'en conférant toutes ces expériences passées les unes avec les autres, je forme des jugements de ce qui peut arriver et de l'espérance qu'on en doit avoir; et comme si toutes ces choses m'étaient présentes, je dis en moi-même dans ce vaste espace de mon esprit rempli de tant d'images diverses: Je ferai ceci ou cela; il en arrivera ceci ou cela; oh! si ceci ou cela pouvait arriver! Que Dieu ne permette pas, s'il lui plaît, que ceci ou cela arrive! Et lorsque je parle de la sorte, les images de toutes les choses dont je fais mention s'offrent à moi dans ce riche trésor de ma mémoire, et je n'en pourrais du tout rien dire si elles n'étaient présentes.

Que cette puissance de ma mémoire est grande, mon Dieu! Qu'elle est grande! Ses plis et replis s'étendent à l'infini; et qui est capable de les pénétrer jusqu'au fond? Néanmoins c'est une faculté de mon âme et qui appartient à ma nature. Je ne puis donc pas connaître ce que je suis; et ainsi il paraît que notre esprit n'a pas assez d'étendue pour se comprendre soi-même; et cependant où peut être cette partie de lui-même qu'il ne comprend

pas? N'est-elle pas en lui et non hors de lui? Pourquoi donc ne saurait-il la comprendre?

J'avoue que tout ceci me remplit d'admiration et d'étonnement. Les hommies admirent la hauteur des montagnes, l'agitation des flots de la mer, la vaste étendue de l'Océan, le cours des fleuves et le mouvement des astres et ils ne pensent point à eux-mêmes, et n'admirent pas ce qui est si admirable, que lorsque j'ai parlé de toutes ces choses, je ne les voyais pas de mes yeux, et que néanmoins je n'en aurais pas parlé si je n'apercevais au dedans de moi dans ma mémoire, et dans une aussi grande étendue que si je les apercevais au dehors et réellement, les montagnes, les flots, les fleuves et les astres que j'ai vus, et l'Océan que je ne connais que par le rapport d'autrui. Et cependant lorsque j'ai vu ces choses, je ne les ai point comme enlevées avec les yeux pour les faire entrer en moi et elles n'y sont point en effet, mais seulement leurs espèces et leurs images, et je sais par lequel de mes sens toutes ces impressions se sont produites dans mon esprit.

Il y a plus, cette vaste étendue de ma mémoire ne conserve pas seulement les espèces de toutes les choses dont je viens de parler, mais elle contient aussi tout ce que j'ai appris des sciences, et que je n'ai point encore oublié; et elle le garde comme dans des lieux secrets et particuliers bien différents des lieux ordinaires où les corps sont renfermés et elle ne conserve pas seulement les images de ces connaissances, mais les connaissances mêmes. Cartout ce que je sais de ces sciences, comme ce que c'est que la grammaire, ce que c'est que la logique, et combien il y a d'espèces de questions, est de telle sorte dans ma mémoire, qu'elle n'a pas laissé ces choses au dehors pour n'en recevoir que les images, et qu'elles ne se sont pas évanouies après s'être fait entendre ainsi que la voix, qui, après avoir frappé nos oreilles, laisse une trace et une marque de

soi, par laquelle, lors même qu'elle ne résonne plus, on s'en ressouvient comme si elle résonnait encore; ou comme l'odeur qui, en passant et en se dissipant dans l'air, laisse une telle impression dans l'odorat, qu'il en porte dans la mémoire une image que nous y retrouvons toutes les fois que nous en rappelons le souvenir : ou comme la viande qui, encore qu'elle n'ait plus de saveur lorsqu'elle est dans notre estomac, semble en conserver dans notre mémoire ou comme ce que nous touchons, qui bien qu'ensuite éloigné de nous, ne laisse pas de se représenter à notre mémoire. Car toutes ces choses n'entrent pas en elle, mais elle en reçoit seulement les images avec une incroyable promptitude, et les place comme dans des cellules avec un ordre admirable, d'où, par une manière qui n'est pas moins merveilleuse, nous les retirons en nous les rappelant.

Lorsque j'entends dire que l'on peut proposer sur chaque chose trois sortes de questions; savoir si elle est, ce qu'elle est, et quelle elle est, je retiens dans ma mémoire les images des sons qui ont formé ces paroles; et je sais qu'après avoir passé dans l'air avec bruit, ils se sont évanouis. Mais je n'ai connu par aucun de mes sens les choses que ces sons signifient, ni ne les ai jamais vues ailleurs que dans mon esprit; et ce ne sont point leurs images, mais elles-mêmes que j'ai reçues et enfermées dans ma mémoire afin de les y conserver. Qu'elles disent si elles le peuvent, de quelle sorte elles y sont donc venues. Car bien que je parcoure toutes les portes de mon corps, je n'en saurais trouver une seule par où ces choses soient entrées.

Mes yeux me disent: Si ces choses sont colorées, nous Vous en avons fait le rapport. Mes oreilles me disent: Si elles ont rendu quelque son, c'est nous qui vous les avons fait connaître. Mon nez me dit : Si elles ont eu de l'odeur, je leur ai servi de passage. Mon palais me dit : Si elles n'ont

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