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mémoire. L'éditeur des œuvres complètes du poëte, M. Adolphe Strodtmann, vient de nous donner enfin ces drames avec toutes les variantes de l'auteur (1), car il est bien prouvé que Henri Heine, loin de renier ces productions de sa jeunesse, les remaniait sans cesse avec amour. Il en préparait une traduction française au moment où la mort vint terminer ses souffrances. Et comment auraitil désavoué ses tragédies sans se désavouer luimême? L'humoriste y apparaît déjà tout entier avec ses qualités et ses vices. Poésie ardente et passions sauvages, fougue sensuelle et mysticisme éthéré, romantiques fantaisies d'une âme hégélienne qui passera trente ans à se détruire, à se dissoudre dans le néant universel, tout cela éclate dès le premier cri de cette imagination tourmentée. Henri Heine devait aimer ces pages fantasques comme le prélude de sa vie : elles lui rappelaient d'ailleurs sc premières batailles, sa confraternité avec Imme.

(1) Heinrich Heine's sämmtliche Werke. Rechtmässige Original-Ausgabe. Hambourg 1861-1863. · 20 volumes publiés.

mann, les coups qu'il avait reçus en passant du comte Platen, ceux qu'il lui rendit à poing fermé, son entrée belliqueuse et douloureuse dans la poétique arène. Cest aussi ce qui nous invite à y regarder de près aujourd'hui. On peut y retrouver tout un chapitre de l'histoire littéraire de nos voisins.

La première des deux tragédies de Henri Heine, la plus importante par le fond et les développements est intitulée, Almansor; l'autre, plus rapide, plus poignante, a nom William Ratcliff. Le poëte les nomme des tragédies, comme Goethe appelait tragédies le premier et le second Faust; à vrai dire, ce sont des symphonies où tous les tons se croisent et se mêlent. En tête de son Almansor, Henri Heine a écrit ces paroles : « Ne croyez pas qu'il soit absolument fantasque, le joli poëme que je vous offre d'une main amie! Écoutez : il est tour à tour épique avec sérénité ou dramatique avec violence. Çà et là, dans le détail, s'épanouit mainte fleur lyrique aux corolles délicates. Si le fond est romantique, plastique est la forme, et le tout est sorti du cœur. On y

voit aux prises chrétiens et musulmans, le nord avec le sud; à la fin paraît l'amour, qui vient tout apaiser. » Excellent programme, si le poëte a su le remplir; le dernier trait surtout est une promesse char

mante.

La scène se passe en Espagne au xve siècle, quelques années après la chute de Grenade. Au moment où la toile se lève, on aperçoit l'intérieur d'un château mauresque délabré. Un jeune homme, portant le costume espagnol, la toque sur la tête, le manteau flottant sur l'épaule, l'épée à la ceinture, contemple en rêvant les tapisseries, les colonnades, les murailles couvertes d'arabesques, et d'une voix tour à tour attendrie ou irritée il exhale les émotions qu'éveillent en lui ces lieux pleins de ses souvenirs d'enfance. Pendant qu'il rêve ainsi, plusieurs Maures se précipitent sur la scène, le cimeterre au poing, et vont l'immoler dans les ténèbres. « A moi, s'écrie-t-il, ma brillante amulette! » Et faisant voltiger sa dague deçà, delà, avec une prestesse étincelante, il tient tête aux assaillants.

Quel est-il, ce poétique rêveur si prompt à manier l'épée? A son langage, on reconnaît un musulman. D'où vient qu'il porte le costume espagnol? Tout s'expliquera bientôt. Au moment où Almansor épuisé va succomber sous le nombre, arrive un vieillard qui réclame sa part de la vengeance; c'est à lui de donner le coup de mort au chrétien. Il lève le bras, quand soudain, à la lueur d'un flambeau, il aperçoit le visage de la victime : « Allah! s'écrie-t-il en tombant à genoux, c'est Almansorben-Abdullah! » Almansor, fils d'Abdullah, est le dernier reste de la noble famille qui habitait naguère ce château, et le vieillard qui allait le frapper dans les ténèbres est le fidèle serviteur de sa maison. Voilà longtemps qu'ils ne se sont vus; après la prise de Grenade, le vieil Hassan s'est jeté dans les montagnes avec ses compagnons pour y continuer la guerre et préparer ses vengeances. Abdullah, emmenant tous les siens, est retourné en terre sainte, dans le pays du prophète. Que de confidences ils auront à se faire, le serviteur et le fils d'Ab

dullah! Mais à peine Hassan a-t-il reconnu son jeune maître, à peine est-il tombé à ses pieds, qu'une pensée amère lui mord le cœur. Ce costume espagnol qui a failli coûter si cher à Almansor, c'est peutêtre la livrée de l'apostasie. Hassan a vu des milliers de Maures renier par intérêt la foi de leurs aïeux; l'enfant qu'il a bercé serait-il un de ces renégats? « Almansor-ben-Abdullah, réponds-moi : d'où vient que tu portes ce costume? Qui mis au noble coursier berbère cette peau de serpent brillante et tachetée? Rejette cette venimeuse enveloppe, fils d'Abdullah! Marche sur la tête du serpent, noble coursier! Toujours le même, répond le jeune Arabe en souriant, toujours inflexible en ton zèle, mon vieil Hassan! Toujours la même foi aux formes et aux couleurs! Ne sais-tu pas que la peau du serpent est une sauvegarde contre le serpent, de même que la peau du loup protége l'agneau humble et sans défense au milieu de la forêt? Malgré cette toque et ce manteau, va, je suis toujours musulman de coeur et d'âme, car

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