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de malheur, elles n'auront pas plus de dévouement que de force pour défendre un empire qui, après avoir pris leur liberté politique, finira par prendre leur liberté civile.

Cependant l'on ne peut exiger d'un homme qu'il ait été un puissant réformateur; et l'on reste juste, en se bornant à examiner comment il a vécu dans le milieu où il se trouvait placé, quel parti il a su tirer des circonstances que l'histoire avait produites. A ce compte, malgré son idéal imparfait de gouvernement, Hadrien restera un grand prince1. Et si l'on me demandait quel empereur a fait le plus de bien, quel méritait le plus d'être imité, je répondrais ce prince intelligent et ferme, sans lâches complaisances envers les soldats et le peuple; qui avait de la tolérance pour les idées et n'en avait pas pour les abus; qui fit régner la loi et non l'arbitraire; qui constitua une armée formidable, non pour d'inutiles conquêtes, mais afin que, derrière cet inexpugnable rempart, le génie de la paix fécondât toutes les sources de la richesse publique; qui, enfin, aussi prévoyant à la dernière heure qu'il avait été habile durant son règne, assura au monde romain deux générations d'excellents chefs. Quand la gloire des princes se mesurera au bonheur qu'ils ont donné à leurs peuples, Hadrien sera le premier des empereurs romains.

1. « On ne peut s'empêcher de voir dans Hadrien un grand homme d'État. » Naudet, Des changem. dans l'adm. de l'emp. rom., p. 150.

CHAPITRE LV.

ANTONIN ET MARC-AURÈLE (138-180).

« J'aurais souhaité, dit un de nos vieux chroniqueurs, qu'il me fût échu en partage une éloquence pareille à celle des anciens; mais on puise difficilement à une source dont les eaux tarissent. Le monde se fait vieux, la pointe de la sagacité s'émousse, et aucun homme de cet âge ne saurait ressembler aux orateurs des temps passés. » Cette tristesse conviendrait aux compilateurs de l'Histoire Auguste, car ils n'ont ni la flamme qui échauffe et éclaire, ni le patient courage de ceux qui savent au moins amasser des matériaux pour de plus habiles. La biographie d'Antonin le Pieux par Julius Capitolinus est encore plus maigre que celle d'Hadrien par Spartianus. Elle enferme en trois ou quatre pages l'histoire d'un règne de vingt-trois ans, et nous réduit à dire de cet empereur ces seuls mots, qui sont assez pour sa gloire, mais trop peu pour notre curiosité transiit benefaciendo, il a passé en faisant le bien '. Dès le temps de Xiphilin, le chapitre où Dion Cassius racontait l'histoire de ce prince était perdu, et si l'on veut juger de ce que valent les Abréviateurs qui sont à présent notre principale ressource, qu'on lise Aurelius Victor racontant comment se fit l'adoption d'Antonin. On comprendra ensuite que de pareils écrivains nous aient naturellement ramenés au souvenir des chroniqueurs du moyen âge,

1. Son nom était Titus Aurelius Fulvius Bononius Antoninus, et il était né le 19 sept. 86, dans la villa de Lanuvium.

HISTOIRE ROMAINE.

IV-27

et l'on ne s'étonnera pas que nous ayons porté hardiment la critique au milieu de ces puérils récits : « .... Hadrien convoqua le sénat pour créer un César. Comme les sénateurs s'empressaient d'accourir à l'assemblée, l'empereur aperçut par hasard Antonin, qui, du bras, soutenait les pas chancelants d'un vieillard, son beau-père ou son père. Pénétré d'admiration à cette vue, Hadrien fait légalement adopter Antonin pour César, et ordonne de massacrer à l'instant une grande partie des sénateurs, qui l'avaient tourné en ridicule. Après sa mort, le sénat, insensible aux prières du nouveau prince, refusa de décerner à Hadrien les honneurs de l'apothéose, tant il était affligé de la perte d'un si grand nombre de ses membres! Mais lorsqu'il vit reparaître tout à coup ceux dont il déplorait le trépas, chacun, après avoir embrassé ses amis, finit par accorder ce qu'il avait refusé d'abord. » Voilà les contes bleus que la malignité avait fait circuler, que la sottise acceptait, et qui nous donnent la mesure du respect dû à de pareils esprits.

Les ancêtres d'Antonin, originaires de Nîmes 1, avaient exercé à Rome les plus hautes charges et s'y étaient fait remarquer par la dignité de leur vie. Cinq fois les faisceaux consulaires avaient été portés dans sa maison, et l'on disait de son père qu'il était un homme intègre et de mœurs pures 2, de son aïeul qu'on n'aurait pas su trouver un reproche à lui faire, homo sanctus. Ce dernier, Arrius Antoninus, était cet ami de Nerva qui plaignait le vieux consulaire d'échanger une condition paisible contre celle d'empereur. Antonin hérita de ces vertus et de cette modération. Il fut consul (120), proconsul d'Asie (128 ou 129), juge (judex) d'une des quatre provinces italiennes et membre du consistoire impérial, fonctions qui prouvent que depuis longtemps l'at

1. Strabon nous dit que, dès le temps de Tibère, cette ville avait le jus Latii, ce qui donnait le droit de cité romaine à ceux des habitants de Nîmes qui y avaient exercé une charge municipale. 2. Homo castus et integer. Capit. Ant., I. Son aïeul paternel avait été préfet de la ville. Arr. Antonius était son aïeul maternel.

tention d'Hadrien s'était arrêtée sur lui. Sa femme, la première Faustine1, lui avait donné quatre enfants, dont deux fils, morts avant son avénement. De ses deux filles, il perdit l'une durant son proconsulat d'Asie; l'autre fut la seconde Faustine2, qui épousa Marc-Aurèle.

Bon ménager de son patrimoine, Antonin augmenta sa fortune par l'économie, non par l'usure, car il prêtait audessous du taux légal; il l'employa à aider ses amis, bien plus qu'à ses plaisirs, et, une fois prince, il en consacra les revenus aux besoins de l'État. A son avénement, il refusa l'aurum coronarium, que l'Italie voulait lui donner, et ne prit que la moitié de ce que les provinces lui offrirent; de sorte qu'il fut obligé de prélever sur son propre bien une partie des gratifications dues, dans cette circonstance, aux soldats et au peuple. Il avait du goût, de l'éloquence, et gouvernait son esprit comme sa maison en maître qui voulait que tout y fût bien rangé. Il écoutait beaucoup, délibérait longtemps, et, la décision prise, y persistait avec fermeté; on n'administre bien qu'à cette condition. Il estimait la popularité ce qu'elle vaut, n'agissait qu'en vue du devoir, et s'inquiétait peu du reste : c'était un sage'.

Il avait cependant un défaut fâcheux pour un prince, il s'arrêtait aux petites choses: il aurait voulu couper en quatre un grain de cumin ", et on prétendait qu'il était avare; mais ce sont de mauvaises langues qui le disent, et ces propos ne furent peut-être que la rançon de sa bonne renommée. Au consistorium il opinait toujours pour les résolutions les plus douces, et durant son règne il garda cette disposition à faire grâce: vertu royale, quand il s'agit de pardonner une offense au prince, mais dangereuse si cette

3. Voy. le portrait

1. Annia Galeria Faustina. 2. Aurelia Faustina. que Marc-Aurèle a tracé de lui dans ses Pensées, I, 16, et la phrase: Kai tò παῦσαι τὰ περὶ τοὺς ἔρωτας τῶν μειρακίων que de très-savants hommes interprètent différemment; ce qui n'est pas douteux c'est qu'elle renferme un éloge pour Antonin. -4. Kuμivoпρioτns, Dion, LXX, 3; Julien, les Césars, 9 : «< Fi le vétilleux ! il est homme à faucher le cumin, ». ou, comme nous dirions, à tondre un œuf. —5. Ad indulgentias pronissimus fuit. Cap., Ant., 10. Procuratoribus quos Hadrianus damnaverat in senatu indulgentias petiit. Id., ,6.

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bonté affaiblit l'autorité de la loi. Comme tous ceux que nous appelons les Antonins, il vécut moins en empereur qu'en riche particulier, souffrant la liberté de parole de ses amis, même les violences du peuple. Durant une disette la foule lui jeta des pierres, il répondit par un discours. Il admirait chez un de ses familiers certaines colonnes et demanda d'où elles venaient : « Quand tu entres dans la maison d'autrui, sois muet et sourd,» répondit l'autre brutalement, et l'empereur ne s'en fâcha point.

Arrivant à Smyrne, comme proconsul, il descendit chez le rhéteur Polémon, alors absent; la nuit venue, le sophiste rentra et fit un tel bruit des embarras qu'on lui causait, qu'Antonin déguerpit sur l'heure. A quelques années de là, un acteur vint se plaindre de ce que Polémon, président des jeux olympiques, l'avait chassé du théâtre en plein jour. « Et moi, dit le prince, il m'a bien chassé en pleine nuit. » Une autre fois, les courtisans s'indignaient de voir Marc-Aurèle pleurer son précepteur mort; il les en reprit vivement : « Permettez-lui d'être homme, leur dit-il, car la philosophie ni l'empire ne doivent dessécher le cœur. » Plus d'une fois on l'entendit répéter qu'il voulait se conduire avec le sénat comme il avait désiré, étant sénateur, qu'on se conduisît avec lui: pensée qui semblait l'annonce du grand principe moral qu'Alexandre Sévère inscrira sur les murs de son Lararium : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait à toi-même. »

Nous aurions à raconter beaucoup d'actes de sa munificence, beaucoup de libéralités faites par lui à des particuliers, au peuple de Rome1, aux cités des provinces qu'il

1. Neuf fois, durant son règne, les 200 000 citoyens qui prenaient part aux distributions publiques reçurent chacun trois à quatre cents sesterces (Eckhel, VII, p. 11-27), et de ce chef la dépense monta à six cent quarante millions de sesterces (Chronogr., éd. Momms., p. 647). Malgré ces dons, et les autres libéralités, malgré les dépenses de l'État, qui pour l'armée seule s'élevaient peut-être chaque année à deux cent cinquante millions de sesterces, Antonin laissa un trésor de deux mille sept cent millions de sesterces ou de cinq à six cents millions de francs (Dion, LXXIII, 8); ce qui veut dire que la situation financière était excellente, puisque, durant les

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