Page images
PDF
EPUB

mais dès qu'elle est séparée du corps, elle est exempte des défauts qu'il lui avait communiqués, et jouit de la vigueur qui lui est propre.

Comme l'œil, dit le poëte, ne saurait voir lorsqu'il est arraché de sa place, ainsi l'âme ne saurait sentir quand elle est séparée du corps, ce qui donne sujet de croire qu'elle n'en est qu'une partie.

La comparaison n'est pas juste, ni l'induction que l'on en tire véritable. Bien que l'âme soit dans le corps, elle n'en est pas pour cela une partie, de même que les liqueurs ne sont pas une partie du vase où elles sont renfermées, ni les hommes une partie de la maison où ils logent. C'est pourquoi Lucrèce emploie un argument beaucoup plus faible que ceux dont je viens de parler, quand il prétend prouver que l'âme est mortelle, parce qu'au lieu de se séparer tout d'un coup du corps, elle ne s'en détache que peu à peu, en commençant par les parties inférieures à mesure que la chaleur les abandonne. Quand quelqu'un meurt par le fer, son âme sort en un instant de son corps; mais quand quelqu'un est consumé de maladie, son âme ne sort que peu à peu, et à mesure que le sang se dissipe et qu'il est épuisé par l'ardeur de la fièvre, comme l'huile d'une lampe s'use par le feu. Or, il ne faut pas s'imaginer que l'âme perde le sentiment de la même sorte que le corps le perd. Lorsque l'âme se retire, le corps se corrompt. Mais lorsque le corps commence à se corrompre, l'âme n'en souffre rien, et emporte avec elle le sentiment. Elle ne peut cesser de vivre et de sentir lorsqu'elle est séparée du corps, puisque c'était elle qui le faisait sentir et vivre. Quant à ce que Lucrèce dit, que:

Si l'âme était immortelle on ne verrait jamais personne qui, en mourant, se plaignît de sa dissolution; mais qu'au contraire ceux qui meurent se réjouiraient de retrouver la liberté et de quitter leur corps, de la même sorte que les serpents se réjouissent de quitter leur peau ;

je n'ai jamais vu personne qui, en mourant, se plaignît

de la dissolution de son corps. Peut-être que Lucrèce avait vu quelque épicurien qui en mourant discourait sur ce sujet. Comment peut-on savoir si une personne en mourant sent la dissolution de son corps, ou si elle sent la séparation de son corps et de son âme, puisqu'il n'y a personne qui, en ce moment-là, ne soit réduit au silence? Pendant que l'on conserve le sentiment et l'usage de la parole, la dissolution n'est pas encore faite; dès qu'elle est faite, on n'a plus de parole pour s'en plaindre. Peutêtre que l'on dira que la dissolution ne se fait point sentir avant qu'elle arrive. Mais que répondra-t-on si nous rappelons que l'on voit plusieurs personnes qui, bien loin de se plaindre en mourant de cette dissolution, témoignent par leurs gestes, ou déclarent même de vive voix, qu'elles sont bien aises de sortir de leur prison, ou du lieu de leur exil, pour retourner dans leur patrie. Ainsi, c'est plutôt une séparation à laquelle l'âme survit, qu'une dissolution qui l'anéantisse. Les autres arguments de ce poëte épicurien sont contraires à l'opinion où a été Pythagore : que les âmes sortent des corps consumés par la vieillesse et les maladies, pour se joindre à de nouveaux corps, et renaître tantôt dans un homme, tantôt dans une bête et tantôt dans un oiseau, et que c'est par ce changement qu'elles se rendent en quelque sorte immortelles. Cette imagination ridicule, et plus digne du théâtre que de l'école, ne mérite pas d'être réfutée sérieusement, parce qu'il semblerait que celui qui entreprendrait de la réfuter aurait appréhendé qu'elle ne trouvât créance dans quelques esprits. Je me contenterai donc d'avoir détruit ce que l'on oppose à la vérité, sans me mettre en peine de détruire ce que l'on oppose à l'erreur.

(Lactance. Institutions divines, liv. VII, chap. VIII-XII.)

XIV. DE LA VIE FUTURE.

Cependant le jour approchait où ma mère devait passer à une meilleure vie; et ce jour vous était connu, Seigneur, encore que nous l'ignorassions. Or, il arriva, je crois, par la secrète conduite de votre sagesse, que nous nous trouvâmes seuls, elle et moi, appuyés sur une fenêtre d'où on apercevait le jardin de la maison où nous logions. C'était à Ostie, près de l'embouchure du Tibre, et là, là, loin du bruit de la foule, nous reposant des fatigues d'un long voyage, nous nous préparions à nous embarquer.

Étant donc seuls, nous nous entretenions avec une extrême douceur; et oubliant le passé pour ne penser plus qu'à l'avenir, nous agitions en votre présence, Seigneur, qui êtes l'immuable vérité, quelle sera l'éternelle vie des bienheureux, cette vie que nul œil n'a jamais vue, que nulle oreille n'a jamais entendue, et que l'esprit de l'homme n'a jamais comprise et les bouches de nos cœurs s'ouvraient avec avidité vers les célestes eaux de votre source sacrée; de cette source de vie qui est en vousmême, afin qu'en étant arrosés autant que nous en étions capables, nous pussions en quelque manière comprendre une si grande chose.

Et comme notre discours se terminait à cette considération que la plus grande volupté des sens dans le plus grand éclat de beauté et de splendeur qui se puisse imaginer parmi les créatures corporelles, non-seulement n'était pas digne d'entrer en comparaison avec cette vie toute divine, mais ne méritait pas seulement d'être nommée, nous nous élevâmes vers cette immuable félicité par les mouvements d'une affection violente : nous traversâmes l'un après l'autre tous les êtres corporels, et ce ciel

même d'où le soleil, la lune et les étoiles répandent leur lumière sur la terre : nous allâmes encore plus avant, en vous considérant, en parlant de vous, et en admirant vos ouvrages nous entrâmes dans nos âmes, et passâmes outre pour arriver à l'abondance inépuisable de cette heureuse région, où la vérité est l'aliment incorruptible dont vous repaissez éternellement vos saints et vos élus, et où la vie est cette sagesse qui a fait tout ce que nous voyons, tout ce qui a été, et tout ce qui sera jamais, cette sagesse qui n'est point créée, mais qui est telle qu'elle a toujours été et qu'elle sera toujours, ou pour mieux dire, qui n'a point été et qui ne sera point, mais qui est simplement, parce qu'elle est éternelle; car ce n'est pas être éternel que d'avoir été et de devoir être.

En parlant ainsi de cette vie si heureuse, et en la recherchant avec ardeur, nous parvînmes jusqu'à la sentir et à la goûter en quelque sorte par un prompt élancement de notre cœur puis soupirant de n'en pouvoir encore jouir autant que nous eussions voulu, il ne nous resta qu'à y demeurer unis par cet esprit dont nous avons reçu les prémices, notre propre faiblesse nous forçant bientôt de retourner aux paroles extérieures, et au son de cette voix qui se forme dans cette bouche. Et qu'y a-t-il en cela de semblable à votre parole éternelle, mon Dieu, laquelle en demeurant immuable ne vieillit jamais et donne à toutes choses une face nouvelle ?

C'est pourquoi nous disions: S'il se trouvait une âme en qui fissent silence les impressions tumultueuses de la chair; en qui fissent silence les fantômes de la terre et des eaux et de l'air; en qui les cieux fissent silence, et qui, se faisant silence à soi-même, sans penser à soi passât hors de soi; en qui enfin fissent silence les songes et les images qui remplissent l'imagination, toutes les voix, tous les signes, tout ce qui passe; car si quelqu'un écoute ces choses, elles lui diront toutes: Nous ne nous sommes pas

faites nous-mêmes, mais nous tenons l'être de celui qui subsiste éternellement; si donc toutes ces choses se taisaient après nous avoir ainsi parlé, et nous avoir rendus attentifs à écouter celui de qui elles tiennent l'ètre, et que lui seul nous parlât, non plus par elles, mais par lui-même, en sorte que nous entendissions sa parole, non par une langue mortelle, ni par la voix d'un ange, ni par le bruit du tonnerre, ni par l'énigme d'une parabole; mais que lui-même que nous aimons en elles nous parlât sans elles; comme à présent notre âme s'élève par le vol impétueux de sa pensée jusqu'à cette sagesse éternelle, qui possède un être immuable au-dessus de tout : si cette sublime contemplation continuait, et que, toutes les autres vues de l'esprit qui sont d'une nature entièrement différente ayant cessé, celle-là seule absorbât l'âme, et la comblât d'une joie intérieure, et que la vie éternelle ressemblât à ce ravissement en Dieu que nous venons d'éprouver pour un moment, et après lequel notre âme soupire encore ne serait-ce pas là l'accomplissement de cette parole de l'Écriture : « entrez dans la joie de votre Seigneur? » Et quand sera-ce que nous recevrons un bonheur si incompréhensible? Sera-ce lors que nous ressusciterons, comme parle l'Apôtre, mais sans être tous changés?

Nous nous entretenions dans ces pensées, quoique ce ne fût pas en ces mêmes termes. Et vous savez, mon Dieu, qu'à la suite de cette conversation, comme tout ce qu'il y a de charmant et d'agréable au monde ne nous semblait digne que de mépris, ma pieuse mère me dit : « Mon fils, je vous avoue que, pour ce qui est de moi, il n'y a plus rien en cette vie qui soit capable de me plaire, et je ne sais plus ce que j'y fais, ni pourquoi j'y demeure davantage, puisque je n'ai plus rien à y espérer. Il n'y avait qu'un seul motif pour lequel je désirais un peu rester en cette vie; c'était afin de vous voir chrétien et catholique avant que je mourusse. Or, Dieu m'a comblée, puisqu'il

« PreviousContinue »