Page images
PDF
EPUB

II

DIPLOMATIE PHARAONIQUE

Vers la fin de l'été 1887, dans un canton peu fréquenté de la moyenne Égypte, près du village d'Haggi-Kandil, habité par les Bédouins d'ElAmarna, des fellahs en quête de matériaux de construction dans ces carrières inépuisables que sont les vieux temples, démolissaient paisiblement quelques pans de murailles, dépendances d'un grand édifice où l'on reconnaît aujourd'hui un palais d'Aménophis IV (xv° siècle avant notre ère).

Aménophis IV était le fils d'Aménophis III et de cette reine Tii dont on a retrouvé les sceaux dans les palais mycéniens de Crète et de Grèce. L'Égypte régnait alors sur tout le Levant, depuis que les pharaons de la XVIII dynastie avaient établi leur autorité sur la Méditerranée insulaire, la mer Rouge et dans l'Asie antérieure. Pour se rapprocher du Delta et de la Syrie, Aménophis IV

AU TEMPS DES PHARAONS.

4

avait abandonné Thèbes, la capitale de ses pères. Au nord de Siout, dans la moyenne Égypte, s'élevait sa ville royale de Khounatonou. Ce sont les ruines que fouillaient nos fellahs.

En nettoyant le sol des déblais accumulés, ils trouvèrent tout de suite mieux qu'ils n'espéraient : de belles briques, les unes cuites, la plupart de terre crue, tantôt carrées, tantôt oblongues; le grain en était très fin, et la couleur variait du noir au jaune et au rouge. C'étaient d'excellents matériaux pour nos maçons improvisés; l'un d'entre eux eut-il l'idée d'essuyer la poussière séculaire? est-ce un coup de vent qui fit voler le sable incrusté dans les pores du limon? Les briques apparurent tout à coup gravées de signes étranges, qu'on eût dit burinés à coup de stylet et que des lignes régulièrement tracées divisaient très correctement. Tous les paysans d'Égypte savent que leur sol recèle des trésors : les briques à inscriptions furent donc traitées avec égard. Et l'on creusa le sol; bientôt apparurent deux cachettes en forme de puits: ils étaient pleins de briques gravées. On entassa la trouvaille dans des paniers chargés à dos de baudet; et, quelques jours plus tard, les marchands d'Akhmim, de Louxor et du Caire avaient en dépôt une partie des documents.

Les premiers savants avertis furent M. Bouriant, directeur de l'École française du Caire, et M. Grébaut, alors directeur du Service des Antiquités; ils

achetèrent quelques spécimens, et, fort ébahis de trouver en Egypte un dépôt de tablettes babyloniennes, écrites en caractères cunéiformes, ils communiquèrent les documents aux assyriologues les plus compétents, M. Oppert, professeur au Collège de France, et M. Sayce, de Londres. La surprise fut si forte que les tablettes furent tout d'abord considérées comme des faux et dédaignées par les spécialistes. Mais on s'émut peu à peu en apprenant qu'il existait des centaines quelquesuns disaient des milliers de briques écrites; il devenait invraisemblable que des faussaires eussent été si prolixes.

[ocr errors]

-

Les musées de Londres, Berlin, Vienne, Paris firent quelques achats timides; la plus grande partie des pièces passa aux mains de DaninosPacha, d'Alexandrie, et du collectionneur Graf qui les revendit au musée de Berlin. A partir du mois d'avril 1888, il n'y eut plus de doute possible : M. Sayce déchiffra les noms de rois de Babylone et de chefs syriens; le grand égyptologue de Berlin, • M. Adolf Erman, lut les cartouches des pharaons Aménophis III et Aménophis IV écrits en cunéiformes : l'on découvrit que ces briques étaient des lettres-missives, d'un intérêt prodigieux, échangées, au temps de l'hégémonie égyptienne en Asie, entre les princes de Syrie ou des pays limitrophes et leurs suzerains, les Pharaons. C'était la plus vieille correspondance diplomatique connue,

elle date de trente-quatre siècles, que des baudets avaient convoyée dans leurs paniers, promus accidentellement à la dignité de « valises ».

N'est-ce point une tristesse d'avouer qu'en cette occasion l'esprit critique des savants fut plus funeste aux documents que l'ignorance des fellahs? Sans doute plus d'une brique avait été émiettée par le pic des fouilleurs ou mise en pièces au cours des transports. Ainsi fut jadis irréparablement mutilé le papyrus royal conservé à Turin. On l'avait trouvé intact et introduit dans une jarre pour le transporter à dos de baudet; quand on déboucha la jarre, le papyrus était en miettes; ses morceaux recollés sont encore le plus précieux document chronologique de l'histoire d'Égypte. Les briques d'El-Amarna, dédaignées des marchands, refusées par les savants, subirent d'irréparables dommages au cours de leur vagabonde carrière. A peine s'il nous en reste trois cents; peut-être y en avait-il le double à l'origine. Du moins ce qui subsiste est-il aujourd'hui considéré à sa réelle valeur, qui est inestimable; les assyriologues de tous les pays, en Angleterre, Sayce et Budge, en Allemagne Bezold et Winckler, en France Halévy, Delattre et Scheil, ont traduit et commenté ces textes dont la vulgarisation est maintenant possible grâce à ces travaux approfondis.

*

*

Dès que l'on eut achevé le déchiffrement sommaire des tablettes d'El-Amarna, on constata que les pièces de cette correspondance diplomatique avaient été classées par séries: il y avait 6 lettres d'un roi de Babylone, 9 du roi d'Alasia, 4 du roi de Mitanni, les unes et les autres se rapportant à des cas déterminés et donnant l'exposé de négociations méthodiques. De même un certain Rib-Addi avait envoyé 46 missives; d'autres, Arad-Hiba, de Jérusalem, Azirou, gouverneur d'une ville de Syrie, en ont écrit 5 ou 10; une centaine de correspondants sont représentés par une ou deux lettres. Nous avons donc affaire à de véritables dossiers épistolaires sur une des briques, il est fait mention de la « place des archives du palais royal » ; une lettre, citée plus loin, invite le Pharaon à se reporter aux pièces conservées dans ses bureaux. Les deux chambres en ruines d'El-Amarna semblent être le dépôt des archives du ministère des Affaires étrangères pharaonique.

Ce dépôt n'était guère qu'un magasin où l'on avait empilé les briques sans beaucoup plus de soin que les paperasses dans les greniers de nos ministères. Une courte inscription en caractères égyptiens, tracée en marge d'une dépêche cunéiforme, nous apprend que le dépôt fut primitive

« PreviousContinue »