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XXV. DU SOUVERAIN BIEN.

Si on demande quel est le sentiment de la Cité de Dieu touchant les fins des biens et des maux, elle répondra que la vie éternelle est le souverain bien et la mort éternelle le souverain mal, et qu'ainsi nous devons tâcher de bien vivre afin d'acquérir celle-là et d'éviter celle-ci. C'est pour cela qu'il est écrit que le juste vit de la foi,» parce que nous ne voyons point encore notre bien, de sorte qu'il faut que nous le cherchions par la foi; et aussi parce que nous n'avons pas de nous-mêmes le pouvoir de bien vivre, mais qu'il faut que celui qui nous a donné la foi par son assistance nous aide à croire et à prier. Quant à ceux qui ont cru que le souverain bien est en cette vie, ou dans le corps, ou dans l'âme, ou dans tous les deux ensemble, c'est une étrange vanité d'avoir placé leur béatitude icibas, et surtout de l'avoir fait dépendre d'eux-mêmes. La vérité se moque d'eux quand elle dit par un prophète : « Le Seigneur sait que les pensées des hommes sont vaines,» ou selon que le dit l'apôtre saint Paul : « Le Seigneur connaît la vanité des pensées des sages. » Car quel fleuve d'éloquence peut suffire à exprimer toutes les misères de cette vie? Cicéron les a déplorées comme il a pu dans la Consolation sur la mort de sa fille,mais que ce qu'il a pu est peu de chose! Car pour les objets qu'on nomme les premiers biens de la nature, les peut-on posséder en cette vie, qu'ils ne soient sujets à une infinité de vicissitudes? En effet, à quelles douleurs et à quelles inquiétudes, deux choses si contraires à la volupté et au repos, le corps du sage n'est-il point exposé? Le retranchement ou la débilité des membres s'oppose à l'intégrité des parties du corps : la laideur à sa beauté, la maladie à sa santé, la lassitude à ses forces, la langueur ou la

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pesanteur à son agilité; et cependant qu'y a-t-il de tout cela à quoi le sage ne soit point sujet ? L'assiette et les mouvements du corps, quand ils sont dans une juste mesure, sont aussi mis au rang des premiers biens de la nature. 'Mais que sera-ce si quelque indisposition ébranle les organes? Que sera-ce si l'épine du dos se courbe de telle sorte qu'un homme soit obligé de marcher à quatre pattes comme une bête? Cela ne détruira-t-il pas la stature ferme et droite du corps, et ne rompra-t-il pas la beauté et la mesure de ses mouvements? Que dirai-je des premiers biens naturels de l'âme, le sens et l'entendement, dont l'un lui est donné pour apercevoir la vérité, et l'autre pour la comprendre? Que reste-t-il du premier, si un homme devient sourd et aveugle; et du second, lorsque la raison est troublée et assoupie? Combien les frénétiques font-ils d'extravagances qui nous tirent les larmes des yeux quand nous les considérons sérieusement! Parlerai-je de ceux qui sont possédés des démons? Où leur raison est-elle ensevelie, quand le malin esprit abuse de leur âme et de leur corps selon qu'il lui plaît? Et qui peut s'assurer que cet accident n'arrivera point au sage durant cette vie? De plus, combien défectueuse est la connaissance de la vérité ici-bas, où, selon cette parole de la Sagesse, «< ce corps mortel et corruptible appesantit l'âme, et cette demeure de terre et de boue émousse la vigueur de l'esprit ! » De même, ces désirs indélibérés, qu'on met aussi au nombre des premiers biens de la nature, ne sont-ils pas dans les furieux la cause des mouvements et des actions qui nous font horreur? Enfin, la vertu qui s'attribue le premier rang parmi les biens de l'homme, que fait-elle ici-bas qu'une guerre continuelle contre les vices, et contre des vices qui ne sont pas hors de nous, mais en nous, qui ne sont pas étrangers, mais qui nous appartiennent; surtout la tempérance qui réprime les appétits désordonnés de la chair, de peur qu'ils ne fassent consentir l'esprit à des actions criminelles? Car

ne nous imaginons pas qu'il n'y ait point de vice en nous lorsque la chair, comme dit l'Apôtre, convoite contre l'esprit; » puisqu'il y a une vertu qui y est contraire, lorsque, selon le même apôtre, « l'esprit convoite contre la chair. Car, ajoute-t-il, ces choses sont contraires l'une à l'autre, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. » Or, que voulons-nous faire, quand nous voulons que le souverain bien soit en nous sans aucun manque, sinon que la chair s'accorde avec l'esprit, et qu'il n'y ait plus de divorce entre eux ? Mais puisque nous ne saurions y parvenir en cette vie, quelque désir que nous en ayons, tâchons au moins, avec le secours de Dieu, de ne point consentir aux convoitises déréglées de la chair. Dieu nous garde donc de croire, tandis que nous avons à soutenir cette guerre intestine, que nous possédions déjà la béatitude qui doit être le fruit de notre victoire. Car qui est parvenu à un si haut degré de sagesse, qu'il n'ait plus du tout à combattre contre ses passions? Que dirai-je de cette vertu qu'on appelle prudence? Toute sa vigilance n'est-elle pas occupée à discerner le bien d'avec le mal, pour rechercher l'un et fuir l'autre? Et cela même ne montre-t-il pas que le mal est en nous ou parmi nous ? C'est elle, en effet, qui nous apprend que c'est un mal de consentir à nos mauvaises inclinations, et que c'est un bien d'y résister. Et cependant ce mal à quoi la prudence nous apprend à ne pas consentir, et que la tempérance nous fait combattre, n'est détruit ni par la prudence ni par la tempérance. La justice encore, dont l'emploi consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, et qui maintient en l'homme cet ordre équitable de la nature, qui exige que l'âme soit soumise à Dieu et le corps à l'âme, et qu'ainsi l'âme et le corps lui soient subordonnés; la justice ne fait-elle pas bien voir, par la peine qu'elle a à s'acquitter de cette fonction, qu'elle n'est pas arrivée au terme de son travail? Car l'âme est d'autant moins soumise à Dieu qu'elle pense moins à lui, et la chair est d'autant moins soumise à l'esprit qu'elle a

plus de désirs qui lui sont contraires. Ainsi, tant que nous sommes sujets à ces faiblesses et à ces langueurs, comment osons-nous dire que nous sommes déjà sauvés ? Et si nous ne sommes pas encore sauvés, de quel front pouvons-nous prétendre que nous sommes bienheureux? Quant à la force, quelque sagesse qui l'accompagne, n'est-elle pas un témoin irréprochable des maux qui accablent les hommes, et que la patience est obligée de supporter? Et véritablement je m'étonne que les stoïciens aient la hardiesse de nier que ce soient des maux, en même temps, qu'ils avouent que si ces maux sont si grands que le sage ne puisse ou ne doive les souffrir, il faut qu'il se donne la mort et qu'il sorte de la vie. Cependant la vanité de ces philosophes les aveugle à ce point qu'ils n'ont point honte de dire que leur sage serait heureux quand il deviendrait aveugle, sourd, muet, impotent, accaolé des plus cruelles douleurs, et même de celles qui l'obligent à se donner la mort. O vie heureuse, qui cherche la mort afin de n'être plus! Si elle est bienheureuse, que n'y demeure-t-on? Et si on la fuit à cause des maux qui l'affligent, comment est-elle bienheureuse? Ou comment n'appeler point maux des choses qui mettent la force à bout, et qui ne l'obligent pas seulement à se rendre, mais qui la font devenir folle jusqu'à dire qu'une vie est heureuse et que néanmoins on la doit fuir? Qui est assez aveugle pour ne pas voir qu'on ne la devrait pas fuir, si elle était heureuse? Que si les stoïciens avouent qu'on la doit fuir à cause des faiblesses qui l'accablent, que ne quittent-ils leur fierté pour avouer aussi modestement qu'elle est misérable? N'est-ce pas plutôt par impatience que par courage que ce fameux Caton s'est donné la mort, et pour n'avoir pu souffrir César victorieux? Où est la force de cet homme tant vanté? Elle a cédé, elle a succombé, elle a été tellement surmontée qu'il a fui et abandonné une vie bienheureuse. Est-ce qu'elle ne l'était pas encore? Elle était par conséquent malheureuse. Comment donc des choses qui rendaient un vie malheureuse

et insupportable, n'étaient-elles pas des maux? Aussi, les péripatéticiens et les philosophes de l'ancienne Académie l'avouent-ils en quoi ils sont plus raisonnables; mais il y a lieu de s'étonner de ce qu'ils soutiennent aussi que, nonobstant tout cela, on ne laisse pas d'être heureux. Les tourments et les douleurs du corps sont des maux, dit Varron, qui défend ce sentiment, et des maux d'autant pires qu'ils sont plus grands; c'est pourquoi, ajoute-t-il, vous devez sortir de cette vie pour vous en délivrer. De quelle vie? de cette vie, dit-il, qui est attaquée de tant de maux. Elle est donc bienheureuse au milieu même des maux pour lesquels vous dites qu'il la faut fuir? Ou n'est-ce point parce qu'il vous est permis de vous délivrer de ces maux par la mort, que vous appelez cette vie heureuse? Mais que serait-ce si quelque secret jugement de Dieu vous retenait parmi ces maux sans vous permettre d'en être jamais délivré par la mort? Du moins seriez-vous obligé alors d'avouer qu'une vie de cette sorte est misérable. Ce n'est donc pas parce qu'on la quitte promptement qu'elle n'est pas misérable, puisque vous la jugeriez telle vous-même si elle était éternelle. Ce n'est pas, je le répète, parce qu'elle est courte qu'elle n'est pas malheureuse, à moins qu'on ne veuille appeler félicité une courte misère. Il faut que des maux soient bien violents pour obliger un homme, et un homme sage, à cesser d'être homme pour s'en délivrer. Car on dit, et avec raison, que c'est comme la première voix de la nature que l'homme s'aime soi-même, et partant qu'il a une aversion naturelle de la mort, cherchant tout ce qui peut entretenir l'union de l'âme et du corps. Il faut donc que des maux soient bien violents pour éteindre ce sentiment de la nature, qui nous porte à faire tous nos efforts afin d'éviter la mort, et l'éteindre de telle sorte que nous désirions mourir et tournions nos propres mains contre nous-mêmes, si personne ne nous veut décharger de la vie. Il faut que des maux soient bien violents pour rendre la force homicide, si néanmoins elle mérite encore ce nom

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