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gère à ses enfants; elle n'est pas leur agnate; en d'autres termes, le droit romain ne reconnaît pas la parenté par les femmes. Par suite, entre la mère et ses enfants, il n'y a pas de droit de succession réciproque au début de l'Empire; ce droit n'apparaîtra que sous Hadrien 1.

22. Après le droit, voyons les faits, et recherchons comment se comportaient dans les mœurs les deux mariages romains dont nous venons de parler.

Le mariage avec manus est celui qui a été pratiqué le plus anciennement. Il paraît au premier abord mettre la femme dans une situation très dure par rapport au mari; mais à l'époque où les mœurs romaines étaient austères, il avait un grand avantage. H introduisait entre les époux une véritable communauté de vie et d'intérêts. C'est à lui seulement que convient cette formule que prononçait l'épouse en entrant dans la maison conjugale: Ubi ta Gaius, ego Gaia, ce qui veut dire : « Là où tu es le maître, je serai la maîtresse 2. » C'est à lui seul aussi que peut s'appliquer cette belle définition, souvent citée, que le jurisconsulte Modestin donne du mariage : « Le mariage est l'union de l'homme et de la femme, la mise en commun de leur existence entière, la communication du droit divin et humain 3. » La femme romaine des premiers temps n'était pas, comme la femme grecque, reléguée dans le gynécée. Non seulement elle pouvait assister aux repas de famille, mais encore vivre de la vie publique, aller au théâtre, aux fêtes. Si elle était sédentaire, c'était par goût; elle jouissait à son foyer d'une grande influence et y restait volontiers. Les auteurs latins prétendent que, pendant quatre siècles, il n'y eut à Rome aucune répudiation; la première se serait produite, d'après Valère-Maxime. en l'an 447 seulement de la fondation de Rome 5.

Admettons que les faits aient été un peu embellis; en tout cas,

1. Cf. P.-F. GIRARD, ibid., p. 166.167.

2. Sur cette formule, cf. MARQUARDT, Vie privée des Romains, trad. V. HENRY, Paris, 1892, in-8°, t. I, p. 59.

3. MODESTIN, au Dig., xxш, 2, fr. 1: « Nuptiæ sunt conjunctio maris et feminæ, et consortium omnis vitæ, divini et humani juris communicatio. >>

4. Cf. le texte de CORNELIUS NEPOS, cité suprà, no 20.

5. VALÈRE-MAXIME, II, 9, 2. On a longtemps cité comme la première répudiation, d après AULU-GELLE, IV, 3, 1, celle de la femme de Spurius Carvilius Ruga, vers 520. Sur la femme romaine au temps de la République, cf. : CL. BADER, La femme romaine, Paris, 1877, in-8°, p. 110, 128-134; G. BOISSIER, op. cit., t. II, p. 213-216; MARQUARDT, op. cit., p. 69-75; - etc.

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sous Auguste, ce n'est pas ce spectacle que l'on a sous les yeux. Au contact de la civilisation grecque, les Romains se sont corrompus. La manus tombe en désuétude; le mariage sine manu devient normal; la tutelle des femmes est en décadence: tous les liens domestiques se relâchent à la fois, et Auguste essaie vainement de remplacer ici les mœurs par les lois 1. Or avec le mariage sans manus, quand les femmes sont sui juris, c'est-à-dire ne sont plus soumises à la patria potestas (ce qui arrive pour la plupart un jour ou l'autre), il n'y a plus pour elles aucun frein 2. Les débordements des deux sexes étaient faciles, et ils ont été fréquents. On eut d'abord le divorce par consentement mutuel; et ce divorce n'était soumis à aucune condition, aucune formalité, aucune limitation quant au nombre ; on pouvait divorcer et se remarier indéfiniment. On eut ensuite la répudiation unilatérale, ouverte aussi bien à la femme qu'au mari; elle était de même très simple. Il n'y avait pas besoin de donner de motifs, ou du moins on ne s'occupait des motifs que pour savoir si la dot devait être restituée en tout ou en partie. Il n'y avait pas de formes; il suffisait de dire: Tuas res tibi habeto; tuas res tibi agito 3; on admettait même la répudiation tacite. Il n'y avait pas de restrictions dans la loi, ni de pénalités, car il s'agissait d'une faculté légale ; on admettait seulement quelques sanctions pécuniaires dans le réglement de la dot

On comprend alors l'étonnante multiplication des divorces qui se produisit vers la fin de la République et au début de l'Empire. Les textes abondent. On lit notamment dans la Laudatio funèbre dite de Turia, contemporaine d'Auguste: « Rares sont les longs mariages qui se terminent par la mort, et ne sont pas interrompus par le divorce 6. » Les faits corroborent cette lamentable réflexion : la fille de Cicéron, Tullia, morte à 33 ans, avait déjà été mariée trois.

1. Sur ces tentatives d'Auguste et leur inefficacité, cf. : MARQuardt, op. cit., p. 89-95; et CH. LEFEBVRE, ibid., p. 102-132.

2. Sur l'émancipation de la femme romaine par le mariage sine manu, cl. : MARQUARDT, ibid., P 75-82; et LEFEBVRE, ibid., p. 72 74.

3. CICERON, De oratore, 1, 40-46;

4. CICERON, loc. cit.

5. ULPIEN, Reg., vi, 12 et 13. p. 41-49.

cit.,

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Sur le divorce à Rome, cf J. Cauvière, op.

6. Laudatio Turia (éd. GIRARD, Textes de droit romain, 3e éd., Paris, 1903, p. 778; Rara sunt tam diuturna matrimonia, finita morte, non divertio interrupta. >>

fois; Cicéron lui-même, à 63 ans, marié depuis 30 ans, divorce avec sa femme Terentia, qu'il accuse « de faire danser l'anse du panier »> ; il se console en épousant sa pupille, qui était fort riche, mais ne tarde pas à divorcer de nouveau. Jules César répudie sa femme simplement soupçonnée d'adultère; il n'en donne qu'une raison : << La femme de César ne doit pas être soupçonnée1. » Sénèque prétend que les matrones romaines comptaient les années, non plus par les consuls, mais par leurs maris 2. Juvénal s'indigne contre une dame qui a eu huit maris en cinq ans 3. Une inscription de Pompei en signale une autre qui a été ensevelie par son onzième mari. Saint Jérôme enfin mentionne une femme qui aurait été la vingt et unième épouse de son vingt-troisième et dernier mari 5. — Il est vrai qu'à côté de cela, il pouvait y avoir des ménages honorables, par exemple celui de cette admirable Turia, qui vécut quarante et un ans avec son mari, le consul Q. Lucretius Vespillo, et lui sauva la vie en demandant sa grâce à Octave dans des circonstances dramatiques 6. artial, qui n'est pas suspect, a composé l'épitaphe d'une mère qui donna à son mari dix enfants, et d'une épouse mariée pendant cinquante ans 7. Il y avait donc encore des mariages solides; malheureusement c'était l'exception 8. On marchait à grands pas vers l'union libre; la fréquence des divorces avait introduit à Rome une « polygamie successive », à défaut de « polygamie simultanée » 9.

D'ailleurs, la polygamie simultanée faisait-elle défaut à Rome ? En théorie, oui ; en pratique, non. Il ne faut pas oublier, en effet,

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CH. LEFEBVRE, ibid., p. 146-150. Il n'est pas certain que le mari de Turia ait été Q. Lucretius Vespillo (cf. GIRARD, Textes, p. 777); mais « le nom ne fait rien à l'affaire ».

7. MARTIAL, x, 63, 71.

8. La situation des femmes mariées à l'époque impériale a été spécialement traitée par L. FRIEDLÄNDER, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms, 15, p. 403-515; on trouvera, p. 459, les témoignages en leur faveur, et p. 460 ceux qui leur sont défavorables. — Cf. Cl. Bader, op. cit., p. 242-257, 294 et suiv.; G. BOISSIER, ibid., p. 218.237 (il plaide les circonstances atténuantes); MARQUARDT, ibid., p. 93-95 ; - CH. LEFEBVRE, ibid., p. 132-145. 9. Cf. PAUL GIDE, ibid., p. 193: «... cette sorte de polygamie successive qui résulte de la liberté des divorces. >>

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ce qu'on a dit plus haut de l'esclavage et de certaines de ses conséquences toutes les ancillæ étaient à la disposition du maître. Il était également reçu que le mari ne commettait pas un adultère, quand il ne s'adressait pas à des femmes mariées, mais seulement à des personnes in quas stuprum non committitur 1. De son côté, la matrone courait les cirques, prenait part aux combats des athlètes. Selon le mot de Juvénal, elle vivait maintenant comme la voisine de son mari (tanquam vicina mariti) ; et quand celui-ci lui reprochait son inconduite, elle revendiquait sur ce point l'égalité avec lui : « Homo sum ! Je suis homme aussi 2. » On trouve dans Tacite, Suétone, Sénèque, Stace, Juvénal, Martial, Dion Cassius, des faits nombreux 3, permettant d'affirmer qu'à Rome, dès le premier siècle, la démoralisation était complète et la famille désorganisée.

1. Cf. ce que dit SAINT JEROME, Epist. 87, des païens de son temps : « Apud illos viris impudicitiæ frena laxantur, et solo stupro et adulterio condemnato, passim per lupanaria et ancillulas libido permittitur; quasi culpam dignitas faciat, non voluntas. >>

2. JUVENAL, VI, v. 281-284, 509. Ce résultat a été préparé dans une large mesure par l'éducation que recevait la jeune fille romaine et qui était toute semblable à celle des hommes; cf. sur ce point intéressant et ses conséquences: G. BOISSIER, ibid., 214-216; p. PAUL Allard, ibid., p. 387-388. 3. Cf. les textes cités par PAUL ALLARD, ibid., p. 396, en note. 4. Cf. SAINT PAUL, Ep. aux Romains, 1, 26-32; et ce vigoureux passage de l'Encyclique « Arcanum », loc. cit., p. 81: « Quant à la société païenne, on peut à peine croire à quel degré de corruption et de déformation le mariage y descendit, livré qu'il était aux flots des erreurs de chaque peuple et des plus honteuses passions. On vit toutes les nations oublier plus ou moins la notion et la véritable origine du mariage; et, en conséquence, les mariages furent réglés par des lois de toute sorte, qui paraissaient guidées par des raisons d'Etat, au lieu d'être conformes aux prescriptions de la nature... En outre, la polygamie, la polyandrie, et le divorce furent cause d'un extrême relâchement dans le lien conjugal. Une profonde perturbation s'introduisit aussi dans les droits et les devoirs réciproques des époux, le mari ayant acquis la propriété de l'épouse, et souvent la répudiant sans aucun juste motif, tandis qu'il avait le droit de donner libre cours à ses passions effrénées en fréquentant les lupanars et les femmes esclaves, comme si c'était la dignité et non pas la volonté qui fait la faute (saint Jérôme). Au milieu de ces dérèglements de l'homme, rien n'était plus misérable que la condition de l'épouse, dont l'avilissement était si grand, qu'elle était presque considérée comme un instrument acheté pour satisfaire la passion ou pour donner une postérité. On n'eut même pas honte d'établir un trafic (Arnobe), à l'instar de toutes les choses vénales, sur les femmes à marier. En même temps, on donnait au père et au mari le pouvoir d'infliger à la femme le dernier supplice. La famille qui naissait de pareils mariages devenait nécessairement la propriété de l'Etat ou le domaine du paterfamilias. à qui les lois permettaient non seulement de faire et de défaire à son gré les mariages de ses enfants, mais aussi d'exercer sur eux le droit barbare de vie et de mort. » Quand on sait tout cela, on est stupéfait de voir RENAN, Marc-Aurèle, op. cit., p. 548-549, prétendre que le ma

Il est temps de voir maintenant quelle doctrine le christianisme allait opposer à la corruption païenne.

§ II. La famille d'après le Nouveau Testament.

23. Sur le mariage et l'organisation de la famille, qu'enseigne le Nouveau Testament? Au point de vue du mariage d'abord, Jésus-Christ reproduit la parole de la Genèse: « Erunt duo in carne una; ils seront deux en une seule chair 1». Par suite, il rétablit le principe de l'unité du mariage à l'encontre de la polygamie. Il en rétablit ensuite d'une façon formelle l'indissolubilité, en prohibant de nouveau le divorce, en déclarant que c'est commettre un adultère que d'épouser un second conjoint du vivant du premier. Voici à cet égard des textes formels : « Alors les Pharisiens l'abordèrent pour le tenter, et lui dirent: « Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque motif que ce soit?» Il leur répondit : « N'avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, fit un homme et une femme, et qu'Il dit : A cause de cela, l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront deux en une seule chair. Ainsi ils ne seront plus deux, mais une seule chair. Que l'homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni. » - << Pourquoi donc, lui dirent-ils, Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce et de renvoyer la femme? » Il leur répondit : « C'est à cause de la dureté de vos cœurs que Moïse vous a permis de répudier vos femmes au commencement il n'en fut pas ainsi. Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, si ce n'est pour fornication, et en épouse une autre, commet un adultère; et celui qui épouse une femme renvoyée se rend adultère 2. » Saint Luc

riage chrétien s'est formé sous la double influence du droit juif et romain (!), et que c'est Rome qui lui a fourni l'idéal du mariage austère (!!).

1. SAINT MAtthieu, xix,

siens, v, 31.

5;

SAINT MARC, x, 7; SAINT PAUL, Ep. aux Ephé

2. SAINT MATthieu, xix, 3-9; cf. v. 31-32. - La Vulgate donne ainsi le dernier verset: «Dico autem vobis, quia quicumque dimiserit uxorem suam, nisi ob fornicationem, et aliam duxerit, mochatur : et qui dimissam duxerit, mœchatur. » Il y a eu sur ce verset quelques difficultés d'interprétation on s'est demandé si saint Matthieu, par l'incidente nisi ob fornicationem, n'autorisait pas le divorce pour cause d'adultère. La négative, déjà soutenue par saint Augustin, a fini par prévaloir, d'une façon complète, au xire siècle. En effet, il faut observer que l'incidente dont il s'agit ne se rencontre pas daus les textes correspondants de saint Marc et saint Luc (infrà cit.); que, de plus, elle porte seulement sur le mot dimiserit, et non sur les mots aliam duxerit : ce que l'adultère de la femme autorise

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