Page images
PDF
EPUB

cite Cicéron, Platon et Aristote; Pierre Lombard, le Maître des sentences, plus tard, Jean Gerson, qui cite Sénèque dans un sermon sur saint Paul', tous ces scolastiques, enfin, qui tenaient alors l'empire des intelligences, n'offrent rien d'où l'on puisse présumer qu'ils aient souscrit à cette opinion. Toutefois, elle était à cette époque, nous persistons à le croire, répandue et accréditée; en effet, ces prêtres, ces moines, cette jeunesse des écoles, dont l'ignorance avide dévorait les chroniques, les catalogues sacrés, les abrégés encyclopédiques du temps, croyaient à la tradition sur la foi des écrivains qui la rapportaient. En veut-on une nouvelle preuve? Abailard nous la fournira. Cet esprit assez indépendant pensait là-dessus comme l'université de Paris et comme son siècle. Voici ce qu'on lit dans son commentaire sur l'Epître Ire aux Romains :« Quantus autem et apud philosophos habitus (Paulus) sit qui ejus vel prædicationem audierunt, vel scripta viderunt, insignis ille tam eloquentia quam moribus Seneca, in

1 sermon sur la fête de saint Pierre et de saint Paul, où on lit ce passage: «Quid docuerunt vel docent nos apostoli sancti ? non piscatoriam artem, non scenofactoriam, vel quidquid ejus modi est; non Platonem legere, non Aristotelis versutias versare, non semper discere et nunquam ad veritatis scientiam pervenire. » Dans un autre sermon sur la naissance de saint Pierre et saint Paul, il parle des flots de lait qui s'échappèrent de la tête de l'Apôtre frappée par le bourreau. Enfin dans un sermon De simplici gloria il dit : « Et considera quantum excedat Pauli philosophia philosophiam sapientium mundi, quæ nimirum stultitia est apud Deum. >>

1 Sermo de laudibus Pauli : « Sed ulterius considero S. Paulum non potuisse amplius obscurari aut impediri quin expanderet suæ doctrinæ radios, per tyrannorum persecutiones; non aliter quam sol materialis non potest lædi ullis radiis: de quo dicit Seneca quod traherentur sagittæ frustra contra solem; imo quanto plus premebatur S. Paulus, tanto plus se monstrabat et dilatabat undique. » (Tertia consideratio.) - Gerson cite encore Sénèque dans la 2o lecture contre la vaine curiosité : « Ideo, inquit Seneca, necessaria nesciunt, quia supervacua didicerunt. >>

epistolis quas ad eum dirigit, his verbis protestatus est «libello tuo lecto, de plurimis, etc. » — Meninit et Hieronymus hujus laudis Senecæ erga Paulum in libro De illustribus viris... 1. »

Nous pouvons donc le dire: au moyen âge, il était admis que Sénèque avait connu et entendu saint Paul, qu'ils s'étaient écrit, que les Epîtres de l'Apôtre avaient été lues à Néron par son ministre, et que cette amitié s'était continuée dans le ciel.

[ocr errors]

Ce témoignage, cité pour la première fois, avait échappé aux patientes recherches des partisans de la tradition. L'endroit des lettres qui se trouve cité ici appartient à la première.

CHAPITRE V.

De la critique moderne appliquée à la tradition du christianisme de Sénèque.

A la fin du xv siècle, la tradition du christianisme de Sénèque est dans toute sa force : les histoires ecclésiastiques, les commentaires des Epîtres de saint Paul, les éditions de Sénèque la rapportent avec respect. Mais, dès l'époque de la renaissance, on se met à la juger, à vérifier ses titres, à examiner ses appuis, et ceux mêmes qu'elle persuade ne lui donnent qu'une adhésion réfléchie. Les premiers critiques, encore timides et peu exercés, ont de la peine à s'affranchir de sa longue domination; bientôt, des yeux pénétrants découvrent tout ce qu'elle a de faux et de contradictoire. Convaincue d'imposture, elle perd son empire sur les esprits désabusés, et tombe du rang des faits historiques où l'avait élevée une crédulité naïve.

1

Il est digne de remarque que ses défenseurs en abandonnent successivement quelque partie, et se défont peu à peu des illusions du moyen âge. Ainsi Lefèvre d'Etaples, Curion, Sixte de Sienne, Pamélius ne croient plus à la conversion de Sénèque, mais seulement à sa bienveillance pour les chrétiens, et à un échange de politesses entre lui et l'Apôtre 2. Du reste, pas plus que Salméron et Marguerin de la Bigne 3, ils ne soup

1

Lefèvre d'Etaples commenta les Epitres de saint Paul (1458-1556). Curion, éditeur de Sénèque, vers 1557. Sixte de Sienne, auteur de la Bibliotheca sancta, recueil de commentaires sur les livres saints. Il mourut en 1569.

2 << Sed hic amor et hæc admiratio urbana remansit. » Lef. d'Et., Comm. de l'Ep. aux Philippiens.

3 Salméron, commentateur, mort en 1585.

Marguerin de la Bigne,

le premier qui ait entrepris une collection des Pères. Né en 1546.

1

çonnent d'artifice ni dans la prétendue correspondance, ni dans le faux saint Lin. Tels sont les seuls suffrages dont la tradition puisse se glorifier au xvi siècle. D'autres critiques, encore favorables, sont plus difficiles ou plus clairvoyants. Déjà, au commencement du siècle, Louis Vivès, commentateur de saint Augustin, rejetait la correspondance comme apocryphe '; Juste Lipse la condamne sévèrement 2, et s'il conserve un faible pour cette vieille croyance, c'est par déférence pour saint Jérôme, et par une sorte d'engouement pour l'élévation morale de certaines pensées de Sénèque 3. A partir de cette époque, les prétendues lettres, tant admirées de Pierre de Cluny et de ses contemporains, sont répudiées, avec l'écrit de saint Lin, par ceux mêmes qui sont disposés à admettre les rapports des deux personnages. Le Père Alexandre, et Tillemont, n'ont que du mépris pour ces grossières supercheries. Les commentateurs les plus estimés, Dionysius Carthusianus, Eutalius, Jean Gagnier, théologien en Sorbonne, Estius, Cornelius à Lapide, Mariana, appliquent aux esclaves de César et non à son ministre l'expression célèbre de l'Epître aux Philippiens. Et la seule concession que le P. Alexandre, Ernest Cyprien et Tillemont fassent à une opinion dont ils ruinent les appuis, c'est de convenir que, selon toute apparence, Sénèque a dû connaître les chrétiens.

A cette poignée de défenseurs on peut opposer des

[blocks in formation]

3 Manuductio ad stoic. phil., 1. XVIII.

'Noël Alexandre, théologien et historien de l'Eglise, né en 1639. — Voyez Hist. ecclés., t. III, siècle 1, ch. xm, art. 5.

5 Tillemont, mort en 1698.

Voyez Mémoires sur l'hist. ecclés.,

t. 1, Saint Paul, art. 43, et son Hist. des empereurs, t. I, Néron,

art. 35.

adversaires bien autrement redoutables par le nombre et par l'autorité; ils se divisent en deux classes: les premiers traitent la question incidemment et sans en embrasser l'ensemble; ils se contentent de relever les erreurs qui leur semblent les plus choquantes. Les seconds approfondissent la matière dans un travail spécial où, profitant des recherches de leurs devanciers, ils résument et coordonnent les objections déjà soulevées.

La première classe compte des noms célèbres dans l'exégèse sacrée et dans la critique profane; on y distingue des protestants, des catholiques, des philosophes, des historiens, des érudits. Dès 1441, un de ces princes italiens qui excitaient l'essor des lettres renaissantes par un culte assidu et par une protection délicate, Léonello, marquis de Ferrare, s'avisa de penser, contre l'opinion de son siècle, que l'histoire des rapports de Sénèque et de saint Paul était une pure fable, et au milieu de cette petite cour académique qu'attirait le charme de ses entretiens, il se plaisait, l'histoire en main, à signaler les invraisemblances d'un tel récit et la fausseté d'une telle correspondance 1. Mêmes scrupules et même incrédulité dans un autre bel esprit, Erasme, qui avait le goût trop fin pour être dupe. Ce ne sont pas seulement les protestants, Théodore de Bèze, Heinsius, Rivet, qui se déclarent contre la tradition; leur hostilité pourrait sembler passionnée mais le savant annaliste de l'Eglise romaine, Baronius, le cardinal Bellarmin, le cardinal Duperron, le P. Raynaud, jésuite, le P. Possevin et Labbe, de la même compagnie, Frassen, cordelier, le chanoine Modius, appliquant à cette étude la sagacité pénétrante de la critique moderne, combat

Voyez le De politia litteraria, par Décembrius, qui a recueilli ces entretiens, 1. I, ch. x.

« PreviousContinue »