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« Nous regarderions comme une des plus honorables circonstances de << notre vie d'avoir éveillé l'attention publique sur cet important objet, <«< d'avoir émis quelques pensées utiles, et enfin d'avoir posé une modeste « pierre d'un édifice tout national. »

Sans doute, messieurs, ainsi que je vous l'ai dit en commençant, plusieurs des propositions de M. de Villeneuve sortent du cercle de nos attributions; mais comme l'idée-mère, celle de l'application à la culture des bras des indigens, rentre parfaitement dans notre institution, je croirais n'avoir pas rempli la mission que vous m'avez donnée, si je ne discutais maintenant les diverses mesures proposées par cet habile administrateur, qui, déjà fondateur de la Ferme de Roville et de l'Ecole agricole de la Meilleraye, acquiert, par son nouveau travail, des droits plus grands encore à l'estime publique et à votre confiance.

TROISIÈME PARTIE.

DES MOYENS DE SECOURIR LES INDIGENS PAR L'ÉTABLISSEMENT DES COLO

NIES AGRICOLES.

Réunir les mendians dans des établissemens où ils seraient assujettis à une sévère discipline et au travail, et trouver, dans le produit de ce travail, des moyens de subvenir à leurs dépenses, est une idée ancienne déjà, et mise plusieurs fois en pratique; mais jamais l'expérience n'en fut faite sur une plus grande échelle que lorsque, de nos jours, la France se couvrit presque simultanément de dépôts de mendicité. Mais des constructions trop dispendieuses, des états-majors trop nombreux, la difficulté de trouver des emplois utiles de tant de bras exténués par la misère, surtout un vice d'organisation, qui, ouvrant les portes de ces maisons de répression à la souffrance, les transforma en succursales des hospices; telles sont les causes qui ruinèrent, dès leur origine, ces établissemens. En 1815, les sources auxquelles on avait puisé pour fournir aux dépenses, dimiHuèrent sensiblement : il fallut réduire le nombre des personnes secourues, et la disproportion, entre les dépenses improductives et invariables et celles qui avaient pour résultat le soulagement des pauvres, frappa tous les yeux. En même temps la mendicité se montrait aussi importune qu'avant l'ouverture des dépôts, il n'en fallut pas davantage pour faire prononcer successivement leur abandon dans presque tous les départemens.

Plusieurs années se passèrent sans qu'on s'occupât de la répression de ce fléau enfin, à Bordeaux, M. le baron d'Haussez; à Nantes, M. le vicomte de Villeneuve, auteur de ce mémoire; à Paris, M. de Belleyme, et plus þard, le magistrat habile qui administre le département du Rhône, firent des appels à la charité publique, ct un heureux résultat a couronné leurs efforts.

Mais peut-on espérer que la cause qui détruisit principalement les an

ciens dépôts ne minera pas sourdement les maisons de refuge actuelles? Quelle garantie avons-nous que le produit d'un travail mécanique deviendra une ressource permanente, qui suffirait lors même que la bienfaisance publique prendrait un autre cours?

On ne peut se le dissimuler, messieurs, tout établissement qui ne se suffit pas à lui-même, lorsque les premiers frais ont été faits, porte dans son sein un germe de ruine or, il est évident qu'avec quelque intelligence qu'un travail mécanique soit distribué dans les grandes réunions de mendians, il ne suffira pas constamment à ses besoins : la concurrence extérieure, les chances des achats et des ventes, les caprices des goûts et les révolutions des modes rendront toujours cette ressource très précaire.

Ce même travail appliqué à la culture de la terre donnera-t-il un secours plus constant? Il semble que la réponse peut être affirmative, car les produits de la terre ont un emploi généralement assuré et à l'abri d'extrêmes vicissitudes, et une fois le sol payé, l'établissement chargé de sa culture se trouve dans une position meilleure que le fermier ou le métayer, qui cependant subsistent et élèvent leur famille avec une portion seulement des produits du sol.

D'ailleurs les ateliers de mendians transportés à la campagne coûtent moins, et les mœurs de ceux qui les composent s'améliorent plus facilement que dans les villes. Le travail en plein air maintient la santé, que détruit le travail d'atelier; la variété des occupations développe l'intelligence, et l'aspect de la nature, les scènes qui se succèdent agissent nécessairement avec plus d'efficacité sur le cœur que la monotonie d'un travail de filage ou de tissage et les murs enfumés d'un atelier.

Ainsi, l'établissement des maisons de répression de la mendicité est préférable aux champs qu'à la ville, et on peut espérer que, placées dans Jes es campagne, elles trouveront dans l'application des bras à la culture des terres un moyen d'existence permanent.

A l'appui du raisonnement vient se placer l'exemple des colonies agricoles des Pays-Bas, qui prospèrent depuis douze ans, et qui s'étendent chaque jour.

Ainsi il n'y a, dans mon opinion, aucun doute sur la convenance de conseiller au ministre d'adopter la proposition de M. le vicomte de Villeneuve et de décider qu'il sera immédiatement fait un certain nombre d'essais de colonies agricoles de répression de la mendicité.

Ce principe adopté, il faut s'occuper des moyens de le féconder et de parvenir à son application.

:

M. de Villeneuve me semble présenter deux moyens parfaitement convenables d'abord, la création d'un conseil supérieur de bienfaisance, qui, sous l'autorité du ministre, devienne le patron des pauvres du royaume, et offre constamment au gouvernement des lumières sur l'étendue des besoins et sur le meilleur emploi des secours.

En second lieu, un appel à la bienfaisance pour la formation d'une so

ciété qui, sans doute, verrait briller à sa tête le nom du prince auguste qui s'est déjà fait le protecteur des prisonniers.

Qui peut douter de l'empressement avec lequel les hommes charitables inscriraient leur nom à la suite de celui de l'héritier du trône, à la suite de ceux des membres de cette royale famille que nous sommes habitués à lire en tête de tous les actes d'humanité! Les Pays-Bas comptent déjà 25,000 souscripteurs à l'œuvre des colonies agricoles : ne peut-on pas espérer en France un nombre quadruple avec une population presque sextuple? Dès lors quel large secours serait offert, et sur quelles bases solides pourraient être assises nos colonies!

Je pense donc, messieurs, qu'il y a lieu d'accueillir avec applaudissemens et de conseiller à Son Exc, la formation d'un conseil supérieur d'administration des pauvres, et la création d'une société générale de bienfaisance ayant pour but l'établissement des colonies agricoles de répression de la mendicité. Enfin, que pour assurer le succès de cette grande entreprise, il conviendrait de supplier M. le Dauphin de daigner prendre la société naissante sous son patronage auguste, en acceptant le titre de son président.

M. de Villeneuve borne avec raison ses vues actuelles à la formation des maisons de répression de la mendicité, et il croit nécessaire de renvoyer à un autre temps la formation des colonies libres d'indigens. Dans les Pays-Bas, on a suivi une marche inverse. Les fondateurs des colonies agricoles obéirent à un mouvement de leur cœur, en se coalisant pour secourir les indigens; ils crurent qu'il suffisait de faire du bien à de hommes souffrans pour obtenir d'eux de la reconnaissance et une soumission toute dans leur intérêt. Il en fut autrement, et bientôt on comprit qu'il ne suffisait pas pour toucher des hommes arrachés à la crapule des villes, de chercher à les rendre heureux, et on reconnut la nécessité de fonder des colonies de répression, et même dans le sein de celles-ci, des colonies de punition.

Nous devons profiter de cette expérience, nous qui vivons dans un pays où les classes inférieures ne sont pas peut-être, pour l'amour de l'ordre, à l'égal des mêmes classes dans les Pays-Bas.

D'après les évaluations de M. de Villeneuve, environ 70,000 mendians existent en France. L'établissement des colonies répressives, pour ce nombre, exigerait au moins (en suivant les proportions qui existent dans les Pays-Bas entre la population et la surface des terrains colonisés) 30,000 hectares. Ainsi une carrière assez vaste est ouverte à la bienfaisance, et il serait inutile aujourd'hui de s'occuper de l'exécution complète du plan de M. de Villeneuve.

Mème réduit à de moindres proportions, l'exécution de ce plan, je ne me le dissimule pas, rencontrera de grandes difficultés : d'abord nos landes, surtout celles qui bordent le golfe de Gascogne, ne sont pas aussi susceptibles de culture que les bruyères des Pays-Bas; un sol sablonneux, frappé,

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pendant six mois, d'un soleil ardent, recouvre le plus souvent une couche imperméable de roche calcaire : dès lors il y a humidité alternativement et sécheresse extrême. Déjà de nombreux essais ont été tentés sans succès, entre autres dans le grand établissement de Nevers près de la Testc. Partout on n'a presque obtenu d'améliorations que par les semis de pins maritimes; mais ce mode d'emploi des terrains est le moins propre à occuper beaucoup de bras et à procurer une abondante nourriture, et par conséquent à favoriser une colonisation.

D'un autre côté, un des mémoires mis par M. de Villeneuve, à la suite de son travail, montre la difficulté d'établir des colonies dans les landes de Bretagne, qui, loin d'être improductives, entrent comme portion nécessaire dans la composition d'une ferme complète, mais qui, considérées isolément, sont peu aptes à la production de substances alimentaires.

Enfin l'agglomération de la population dans le royaume des Pays-Bas, le rapprochement des villes considérables, les facilités que présente partout un réseau de canaux et de routes assurent des débouchés avantageux aux produits des colonies agricoles; tandis que dans les parties du royaume où les nôtres pourraient être établies, les moyens de communication manquent totalement; et il semble qu'il faudrait qu'au moment même où les colonies seraient fondées, le gouvernement s'occupât de la création de voies publiques.

Mais quels que soient les obstacles que l'on rencontre dans la nature des lieux, dans la résistance obstinée des communes, propriétaires jalouses de la plus grande partic des landes, dans les prétentions des autres possesseurs, tout indique, comme le dit M. le vicomte de Villeneuve, « qu'il « y a quelque chose à faire. Poursuivons cette recherche avec persévérance, «< continue-t-il; que le signal se donne, que le mouvement s'imprime, et « sans doute la France ne s'arrêtera pas dans une carrière qui appelle tous « les sentimens nobles et généreux, toutes les méditations des hommes « éclairés et philantropes, et le concours de tout ce qui est véritablement << humain et religieux. »

Je parlerai succinctement des mesures parallèles à la mesure principale que propose l'auteur des Mémoires, parce qu'elles n'entrent pas dans le cercle des attributions du conseil supérieur.

M. de Villeneuve voudrait une révision de la législation relative à la répression de la mendicité : il est en effet bien désirable que ces questions, fort controversées, et qui trouvent devant les tribunaux des solutions diverses, soient enfin traitées à fond, et que, s'il est nécessaire, une loi nouvelle interprète la législation et amène une jurisprudence uniforme. Il invoque aussi une loi qui donne aux établissemens charitables la tutelle des enfans dont les pères reçoivent des secours de la bienfaisance publique. Mais avant de dépouiller ainsi la paternité d'un droit qu'elle tient de la nature, il serait nécessaire d'examiner bien attentivement les avantages de la substitution de cette tutelle officieuse à la tutelle naturelle;

peut-être pourrait-on craindre que le travail qui résulterait de cette charge imposée aux administrations ne les décourageât, et que des devoirs devenus trop nombreux ne fussent négligés.

Mais j'applaudirai sans restriction, et, je pense, sans trouver ici de contradicteurs, à la proposition d'établir dans chaque commune une école publique; cependant je dois faire observer que ce vœu d'un homme de bien et d'un administrateur éclairé n'est pas de ceux qui se réalisent subitement, et le défaut de revenus communaux, l'indifférence des pères de famille et beaucoup d'autres causes reculeront nécessairement le moment de la génération de l'enseignement; mais c'est encore un but auquel tous les efforts doivent tendre, et M. de Villeneuve prouve évidemment que l'instruction du peuple se lie intimement au soulagement de l'indigence, et qu'il est un puissant moyen de prévenir la mendicité.

Les mesures à prendre pour obtenir des manufacturiers, en faveur de leurs ouvriers, des soins hygiéniques, pour leur imposer le devoir de veiller à la conservation de leurs mœurs et à leur instruction, sont, ainsi que la proposition d'interdire les cabarets aux indigens, sous peine d'être privés des secours publics, des moyens qu'en théorie on ne peut que louer; mais leur mise en pratique est-elle possible? Ne faudrait-il pas donner une sanction à ces prescriptions, et établir des pénalités; et comment appliquer ces peines sans pénétrer dans l'intérieur des manufactures, et sans soumettre la conduite des fabricans à une sorte d'inquisition ? Comment refuser des secours à des femmes, à des enfans mourant de besoin, parce que leur père aura été dépenser au cabaret l'argent qui était destiné à leur subsistance? Ne semble-t-il pas que c'est seulement à améliorer les mœurs qu'il faut s'attacher, et que c'est des sentimens humains des chefs de manufactures, excités par l'estime publique, par leur intérêt, qu'il faut attendre le soulagement de la classe si intéressante des ouvriers?

Je termine enfin ici, messieurs, ce rapport si étendu, et pendant lequel je n'ai eu d'espoir en votre patience qu'à cause de l'importance extrême du sujet. Heureux du moins si la faiblesse du talent de votre rapporteur ne nuit pas, dans votre esprit, au travail le plus important, peutêtre, qui ait été soumis depuis votre réorganisation!

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