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De 1054 une vigueur, un calme, une fermeté au-dessus de l'homme. Le cardinal Hildebrand, qui sera le pape saint Grégoire VII, était de ce nombre.

A la mort de saint Léon IX, qui l'avait emmené de Lorraine, il n'était encore que sous-diacre de l'Église romaine. Mais telle était la confiance publique en ses lumières et en sa vertu, que le clergé et le peuple de Rome l'envoyèrent à la tête d'une ambassade à l'empereur Henri le Noir, pour choisir en leur nom tel Pape qu'il jugerait à propos, attendu que, dans l'Église romaine, il ne se trouvait point de personne en état de remplir cette haute fonction. Voilà comment parle Léon d'Ostie. Il ne dit pas, comme Fleury le lui fait dire, qu'il n'y avait dans l'Église romaine aucune personne digne d'être Pape, mais propre, mais idoine à l'être, sans doute à cause des circonstances. Il fallait un homme capable d'obtenir de l'empereur la restitution à l'Église des biens usurpés par l'Empire; il fallait un homme capable d'en obtenir au besoin des troupes suffisantes pour n'avoir rien à craindre des Normands d'Apulie, qui pouvaient se croire dégagés de leur serment par la mort du dernier Pape. Nous avons vu les suites funestes de la parcimonie que l'empereur avait mise dans l'envoi des troupes allemandes, par le conseil peu réfléchi de Guebhard, évêque d'Eichstadt, son conseiller le plus intime. On conçoit que, dans de pareilles circonstances, le plus digne d'être Pape pût n'être pas le plus convenable.

Hildebrand exécuta admirablement sa commission. Ayant obtenu le consentement de l'empereur pour choisir un Pape au nom du clergé et du peuple romains, il demanda, expressément et de leur avis, l'évêque Guebhard d'Eichstädt. Grande fut la surprise de l'empereur et de l'évêque. L'affliction de l'empereur ne fut pas moindre que sa surprise; car il aimait tendrement Guebhard, qui était son proche parent et son bras droit dans le gouvernement de l'Empire. Il disait donc qu'il lui était absolument nécessaire, et en proposait d'autres qu'il jugeait plus propres à cette dignité; mais jamais il ne put persuader à Hildebrand de changer d'avis. Guebhard lui-même ne voulait point être Pape; car, outre sa grande capacité, il était, après l'empereur, le plus puissant et le plus riche du royaume germanique. Mais, comme à ces avantages naturels il joignait une vie édifiante, ce fut une raison de plus pour Hildebrand de persister dans son choix. La diète de Mayence, où se traitait cette affaire, au mois de novembre 1054, fut congédiée par l'empereur sans rien conclure. L'évêque Guebhard, voyant que les moyens ordinaires ne pouvaient faire changer d'avis aux légats romains, envoya secrètement à Rome répandre de mauvais bruits sur son propre compte, afin que les lé

gats reçussent ordre d'en choisir un autre; il fit même dresser un mémoire pour prouver que lui ne pouvait être élu. Tout fut inutile. Dans une nouvelle diète tenue à Augsbourg dans les premiers mois de l'an 1055, l'empereur lui-même le pressa d'acquiescer à son élection. Guebhard ne résista plus, et dit à l'empereur : Quoique je me sente souverainement indigne du Siége apostolique, j'obéirai à vos ordres et me consacrerai corps et âme à saint Pierre, mais à la condition que, vous aussi, vous rendrez à saint Pierre ce qui lui appartient. L'empereur l'ayant promis, l'évêque accepta. Hildebrand l'emmena ainsi d'Allemagne, malgré l'empereur et malgré luimême. Il fut reçu à Rome avec un grand honneur, reconnu Pape d'un consentement unanime, et intronisé le jeudi saint 13me d'avril, sous le nom de Victor II, près d'un an après la mort de Léon IX 1. Comme il avait été un grand obstacle à son saint prédécesseur pour son expédition contre les Normands, il avait coutume de dire, quand il éprouvait quelque chagrin : Je mérite bien de souffrir tout cela, puisque j'ai péché contre mon Seigneur; il est juste que Paul expie ce que Saul a fait 2.

Dans cette légation d'Allemagne pour l'élection d'un Pape, le cardinal Hildebrand était accompagné du cardinal Humbert, autrefois abbé de Moyen-Moutier en Lorraine, et alors évêque de la ForêtBlanche ou de Sainte-Rufine. Il revenait de Constantinople, où il avait été envoyé en légation avec Pierre, archevêque d'Amalfi, et le diacre Frédéric, frère du duc Godefroi de Lorraine et chancelier de l'Église romaine, que nous verrons Pape sous le nom d'Étienne IX. Ces trois légats avaient pour commission de prévenir ou d'apaiser le schisme de Michel Cérulaire, et de réfuter ses reproches contre les Latins. Ils arrivèrent à Constantinople au commencement de l'an 1054, étant partis de Rome sur la fin de l'année précédente. L'empereur Constantin Monomaque les reçut avec honneur et les logea dans son palais. Humbert y travailla à une ample réponse à la lettre de Michel Cérulaire et de Léon d'Acride. Il la divisa par articles, avec sa réponse à chacun. C'est une espèce de dialogue, où le Constantinopolitain fait les objections, et le Romain en donne la

solution.

Le patriarche Michel disait, dans sa lettre, que la charité et la compassion l'avaient engagé à l'écrire pour retirer les Latins de leurs erreurs sur les azymes et l'observation du sabbat. Pourquoi donc, lui dit Humbert, négligez-vous ceux qui sont à votre charge, souffrant

1 Chronic. Cassin., 1. 2, c. 89. Vita Victor. Il apud Gretzer., t. 10. - 2 Chron. Cass., ibid.

chez vous des jacobites et autres hérétiques, conversant et mangeant avec eux ? L'Apôtre ne dit-il pas : Évitez celui qui est hérétique après l'avoir averti une ou deux fois? Il vient ensuite aux reproches touchant les azymes et l'observation du sabbat; et, après avoir rapporté les passages de l'Écriture qui établissent l'usage des azymes, il dit que la loi de Dieu, à cet égard, n'ayant eu lieu que pour un temps, les Latins ne l'observaient plus ; qu'ils mangeaient du pain levé pendant les sept jours de la Pâque, comme dans tout le reste de l'année, et que, s'ils fêtaient ces sept jours, les Grecs en usaient de même; que, pour ce qui est du samedi, les Latins jeûnaient ce jour-là comme le vendredi ; mais qu'en cela on ne pouvait les accuser de judaïsme ; que ce reproche tombait plutôt sur les Grecs, qui faisaient bonne chère ce jour-là et le passaient dans l'oisiveté, comme les Juifs. Il ajoute que si, comme le voulaient les Grecs, on ne doit jeûner qu'un seul samedi de l'année, en mémoire de la sépulture du Sauveur, il ne faut donc aussi jeûner qu'un vendredi en mémoire de sa passion, et ne célébrer qu'un dimanche en mémoire de sa résurrection. Nous ne rejetons pas le jeûne du vendredi, et nous jeûnons même le samedi pour imiter la tristesse des apôtres en ces deux jours; en nous conformant à ce qu'ils ont ordonné pour la célébration du dimanche, nous fêtons ce jour pendant toute l'année.

Humbert convient avec les Grecs que Jésus-Christ est la Pâque véritable et qu'il l'a célébrée le quatorzième de la lune au soir; mais parce que les Grecs soutenaient que le pain que Jésus-Christ prit à la Cène était du pain levé, et qu'ils s'appuyaient en cela de l'étymologie du mot artos, qui signifie pain levé et enflé par la fermentation, il fait voir par divers endroits de l'Écriture que artos marque indistinctement le pain levé ou le pain sans levain, comme le terme hébreu léchem signifie tout sorte de pain. En effet, l'Écriture, parlant du pain que l'ange apporta à Élie et des pains de proposition, qui devaient être sans levain, se sert du mot artos. Il donne pour preuve que Jésus-Christ institua l'eucharistie avec du pain azyme, l'usage établi chez les Juifs de n'en point avoir d'autre dès que les jours de la Pâque étaient commencés. La loi ordonnait de punir de mort celui qui en aurait eu de fermenté dans sa maison. Les Grecs ne témoignaient que du mépris pour le pain azyme, le comparant à une pierre, à de la boue sèche. Humbert ne s'arrête à cette comparaison que pour en faire sentir l'indécence, et pour montrer aux Grecs que leur pain levé n'était pas plus pur que les azymes des Latins, il rapporte les différents ingrédients qui servaient à la fermentation du pain. Chez les Gaulois, on employait la lie de la bière, ou du jus de pois ou d'orge, ou du lait de figue; d'autres se servaient

du lait aigri d'animaux ; et, de quelque nature que fût le ferment, il corrompait toujours la masse de farine dans laquelle on le jetait, comme le dit saint Paul. Les azymes, chez les Latins, n'avaient rien que de très-pur. Nous ne mettons point sur la table du Seigneur, dit Humbert, des aliments communs aux hommes et aux bêtes, mais seulement du pain tiré de la sacristie, dans laquelle les diacres avec les sous-diacres ou même les prêtres, revêtus d'habits sacrés, l'ont pétri et préparé dans un fer, en chantant des psaumes; et ce pain est composé de grains de froment et d'une eau très-limpide. Mais quelles sont vos précautions à l'égard d'un si grand mystère? Vous achetez souvent du pain fermenté sans distinction de personnes, soit qu'il ait été préparé par des hommes ou par des femmes; vous en achetez même quelquefois de ceux qui tiennent des tavernes publiques. Quoique vous ne puissiez nier que ces sortes de pains n'aient été maniés par des mains sales et non lavées, vous les offrez sur la table du Seigneur.

Il demande aux Grecs quelle raison ils avaient de prendre avec une cuillère le pain sacré mis en miettes dans le calice? Jésus-Christ n'en usa pas ainsi : il bénit un pain entier, et, l'ayant rompu, le distribua par morceaux à ses disciples, comme l'Église romaine l'observe. L'église de Jérusalem conserve à cet égard la discipline qu'elle a reçue des apôtres. On n'y offre que des hosties entières, que l'on met sur des patènes, sans employer, comme les Grecs, une lance de fer pour couper l'hostie en forme de croix; elle est mince et de fleur de farine; on en communie le peuple sans la tremper dans le calice. S'il reste quelque chose de la sainte eucharistie, on ne le brûle point, on ne le jette pas dans une fosse; mais on le réserve dans une boîte bien nette, pour en communier le peuple le lendemain ; car on y communie tous les jours, à cause du grand concours de Chrétiens qui y viennent de toutes les provinces visiter les saints lieux. Tel est l'usage de l'église de Jérusalem et de toutes celles qui en dépendent, grandes et petites. Tel est aussi l'usage de l'Église romaine. On y met sur l'autel des hosties minces faites de fleur de farine, saines et entières, et, les ayant rompues après la consécration, le prêtre en communie avec le peuple; ensuite il prend le sang tout pur dans le calice. On y met de même en réserve ce qui est resté de la sainte eucharistie. Les Grecs, en quelques endroits, n'en usaient pas ainsi : ou ils enterraient les restes, ou ils les mettaient dans une bouteille, ou ils les répandaient. C'est, dit Humbert, une grande négligence, et n'avoir point la crainte de Dieu. Sur ce qu'ils insistaient que les azymes étaient ordonnés par la loi de Moïse, il répond qu'elle ordonnait aussi des offrandes de pain levé; d'où il suivait qu'elle

BR 145 .874. 1857 v. 14

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