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ainsi se ronger l'une l'autre et se dissoudre peu à peu l'une dans l'autre, de manière que de toutes deux il ne reste rien. C'est un conciliateur meurtrier, qui rapproche les idées, les enlace, les garrotte et les enterre. C'est charmant et effroyable.

Au bout de ce jeu que peut-on voir? Le nihilisme parfait. Peu d'hommes ont eu à ce degré le désir que rien ne soit, une sorte de goût du néant. Rien, certes, de plus vivant que les Essais. Mais par quel sortilège les surfaces en sont-elles si florissantes de vie et le fond en est-il la mort même, la plus froide de toutes les morts, la mort intellectuelle et la mort morale? Mot de Sainte-Beuve, plus profond qu'il ne l'a cru peut-être lui-même1: «ll gazonne

la tombe. >>

Raisons de Montaigne pour jouer ce jeu? D'abord un orgueil extrême. Humilier la raison humaine et prendre à la ravaler un plaisir de grand seigneur de l'esprit. Ne vous y trompez point. Là encore la forme abuse sur le fond. Cet homme, « si aimable et si peu digne d'être aimé », est l'aménité même et il se glisse dans votre intimité comme d'un mouvement insensible et tout-puissant par son abandon mème et sa nonchalance. Au fond il ne vous aime point. Son mépris pour vous est inouï et sa con

1. Port-Royal, II, p. 442.

viction de votre misère et son plaisir à savoir que vous êtes incapable d'y échapper. Il ne se mêle point de pitié, comme chez Pascal, comme chez Molière même, à la parfaite et tranquille connaissance qu'il a de votre infirmité. Il est l'homme qui a le secret, ou qui croit l'avoir, qui sait que personne ne l'a, qui s'en félicite, qui le montre même à moitié, qui est persuadé que personne ne le lui prendra, et qui se repose avec une grande volupté dans cette persuasion charitable.

Et si ce n'est point là de l'égoïsme, qu'est-ce donc et où l'égoïsme sera-t-il? Montaigne a tous les genres d'égoïsme et une des raisons de son charme sur les hommes est précisément qu'il les a tous. C'est un égoïsme de ne se mêler de rien; c'est un égoïsme qu'être le plus prudent des hommes et le plus circonspect; - c'est un égoïsme d'être conservateur de toutes choses, y compris même celles qu'on n'aime point et qu'on ne veut garder que crainte de pire, désespérance du mieux et désir passionné de n'être point dérangé;

c'est

un égoïsme que de plaider le pour et le contre, avec cette pensée de derrière la tête, malicieuse, mais surtout avisée, qu'à force de se contredire on devra bien avoir rencontré la vérité au moins une fois; c'est un égoïsme que d'être modeste au point de ne point avancer une parole sans la retirer ou sans

faire remarquer qu'il y a beaucoup de chances pour qu'elle soit fausse, et il y a là moins d'humilité que de diligence à ne se point compromettre; c'est un égoïsme d'être aimable à ce point que personne ne puisse vous en vouloir et que tous gardent au moins un bon souvenir de vous, et de n'avoir jamais, un seul moment de tous, souhaité de sentir ou d'inspirer quelques bonnes haines vigoureuses.

Il y a dans Montaigne un Philinte qui aurait aimé Alceste, qui l'aurait raillé, qui l'aurait conseillé; mais qui ne lui aurait peut-être pas rendu de bons offices. Au fait, c'est précisément comme il en use avec nous. Il nous aime un peu, il s'amuse de nous, il nous gouaille, il nous donne d'assez bons avis et il ne nous rend aucun service. Il nous en rend peut-être de mauvais. Il nous affaiblit, « il nous énerve », il nous rend impropre à l'action et insoucieux d'agir. Il est admirable pour nous débarrasser de l'espérance du mieux et de ce que Doudan appelait l'insupportable besoin du bonheur. « C'est un endormeur de consciences. >> Il nous amènerait très facilement et assez vite à une manière d'ataraxie, ce qui, en termes moins archaïques, est tout simplement la veulerie. Éducateur peu recommandable.

Aussi bien, voyez son traité de l'éducation. Il est

séduisant comme tout ce qu'il écrit; mais cassez donc l'écorce des mots et voyons ce qu'il y a au fond de ces propos charmants. Ce qu'il y a? Ce dialogue : « Que faut il apprendre aux enfants? - Heu! mon Dieu! Ce qu'il faut apprendre aux enfants?... Eh bien, rien du tout! Hé? Oui, rien. Quand je dis rien... Rien, comme vous pouvez penser, veut dire rien, ou peu de chose. Il faut les regarder apprendre; les y'exciter, un peu, oh! très peu; les guider, insensiblement, oh! d'une façon tout à fait insensible. On n'est pas assez sûr que ce qu'on leur apprendra ne sera pas précisément ce qu'il aurait convenu qu'ils ignorassent; et que la direction qu'on veut leur donner ne sera pas celle que leur nature d'esprit leur défend précisément de prendre. Aussi y faut-il une prudence extrême, et une circonspection qui doit aller presque jusqu'au laisser-faire et quasi jusqu'à ne faire rien. Laissez-les trotter devant vous. Je vous assure qu'ils trottent

bien. »

Et c'est avec ce rien qu'il a fait un traité d'éducation où il y a tant de talent qu'il a l'air de quelque chose.

Et à prendre les Essais tout entiers comme un livre d'éducation pour les hommes, le profit qu'on en peut tirer est à très peu près le même. Et du reste il est ravissant et l'on donne la mesure de son

b

goût en l'ignorant, en le connaissant à demi ou en le sachant par cœur.

J'ai été ravi de cette philippique dispersée dans les petits papiers de Guillaume Guizot et que je viens, en la résumant, de grossir et épaissir un peu, sans l'exagérer. J'en ai été ravi, parce qu'il est agréable, et, du reste, il est salutaire, de voir un Alceste en face d'un Philinte, un ardent en face. d'un nonchalant, un homme d'action en face d'un homme de repos, un homme qui court après la fortune intellectuelle et morale en face d'un homme qui l'attend dans son lit, un chrétien en face d'un Horace, un homme de devoir en face d'un homme de tempéraments, et le fils de Guizot en face du fils d'Épicure, à la condition, et c'est le cas, que tous les deux aient de l'esprit.

Même quand ils seraient capables d'en venir aux gros mots, je les écouterais encore, en faisant la part de l'exagération des polémiques. Ainsi Guillaume Guizot en arrive à appeler Montaigne : « Béranger! » Sur quoi j'entends Montaigne appeler Guillaume Guizot : « Calvin! » Ce sont les gros mots des gens polis. Ils sont gros tout de même. Définition à placer dans un dictionnaire philosophique « Gros mot procès de tendances. »

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J'ai encore été ravi de cette polémique, parce

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