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gne, les Italiens se sont adjugé sans façon l'honneur de cette précieuse découverte. D'après eux, ce serait Flavio Gioia, pilote napolitain de Pisitano, près d'Amalfi, qui, en 1303, aurait fourni à la marine ce petit instrument qui remplace le ciel, et la ville d'Amalfi reconnaissante aurait, pour éterniser la gloire de Flavio Gioia, placé une boussole d'or sur fond d'azur dans un cartel de l'écusson de

ses armes.

Mais il n'y a pas de boussole dans les anciennes armes bien connues d'Amalfi.

Et puis, il est question de la boussole dans une satire de la fameuse Bible Guyot, qui remonte à 1190. Non-seu lement la boussole était employée alors par les mariniers, mais encore la Bible Guyot n'en parle pas comme d'une invention nouvelle, ce qui nous porterait à croire que la boussole pourrait bien être d'origine orientale, et avoir été importée en Europé au retour de la seconde croisade, c'est-à-dire vers l'an 1150.

Voici sur quoi je fonde cette hypothèse ?

Nous aussi nous avons eu la prétention d'avoir inventé la boussole, parce que, sur toutes les boussoles européennes, on se sert de la fleur de lis pour indiquer le nord. Mais la fleur de lis, qui n'est apparue sur l'écu des rois de France qu'au retour de la seconde croisade, est d'origine orientale. C'est le bouton de lotus, dont deux pét les se détachent, symbole de la pureté, fleur consac Isis, et qu'on trouve en relief, absolument semblable à la fleur de lis héraldique, sur le front des grands sphinx en basal te du Louvre (V. la gravure).

Les premiers chevaliers qui revinrent d'Orient rapportèrent la fleur égyptienne, comme souvenir de leur pieuse expédition. Mais, lorsque Louis le Jeune et les rois ses successeurs eurent adopté les fleurs de lis, les chevaliers qui, plus tard, revinrent d'Egypte, de Palestine ou de Syrie, furent obligés de se contenter d'une simple hirondelle (merlette en terme de blason), pour indiquer leur voyage en Terre-Sainte.

Dès que nous explorons l'Orient, nous voyons que la boussole était en usage dans la mer de l'Inde. En 1242, T'auteur du Trésor des marchands, l'Arabe Baïlak, qui écrivait l'an 640 de l'hégire, nous présente la boussole dont on se servait dans la mer de l'Inde, comme étant absolument semblable à ces petits poissons de fer creux aimautés qui servent de joujou aux enfants. « Les capitaines qui voyagent dans la mer de l'Inde, nous dit-il, ont une sorte de poisson de fer très-mince, creux et disposé de telle façon que, lorsqu'on le jette dans l'eau, il surnage et désigne par sa tête et sa queue les deux points du midi et du nord; la raison pour laquelle le poisson surnage dans l'eau est que tous les corps métalliques, même les plus durs et les plus pesants, lorsqu'on en fabrique des vases creux qui déplacent une quantité d'eau plus considérable que leur poids, peuvent nager à la surface de l'eau et supporter ce qu'on y met, comme si c'était un contre-poids de balance. »>

Mais si le poisson-boussole était employé en 1242 dans la mer de l'Inde, les Arabes s'en servaient dans la Méditerranée dès 1204, comme nous l'apprend Jacques de Vitry, dans son Histoire hiérosolimitaine. « L'ainant se trouve dans l'Inde, nous dit-il, et, par une sorte de vertu cachée, attire le fer. Après avoir mis une aiguille en contact avec un aimant, on la voit se tourner vers l'étoile du nord, qui est à l'axe du firmament, autour duquel tournent toutes les autres; de là vient que cette aiguille est indispensable à ceux qui naviguent sur mer. >> Les Arabes seraient-ils donc les inventeurs de la boussole? Mais les Arabes n'ont rien inventé; ils ont puisé leurs connaissances dans les livres des anciens qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous. C'est ainsi que la direction de l'aimant avait été reconnue par Aristote, qui en parlait dans son fameux Traité de la Pierre par excellence (pi ; xíc), dont le titre seul nous a été conservé par Diogène Laerce. Les Arabes ont traduit ce traité en y intercalant des fables absurdes; mais ce n'est

pas un motif pour dénier à Aristote la connaissance de la direction magnétique de l'aimant, découverte que les Arabes attribuent au précepteur d'Alexandre.

Si nous possédions encore la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, ou si nous pouvions traduire les hiéroglyphes raisonnablement, je suis sûr qu'il serait bientôt constaté que la boussole était connue, de temps immémorial, en Egypte et en Phénicie.

L'aimant, qui attire et repousse le fer, était appelé par les Egyptiens l'os d'horus ou du bon principe, tandis que le fer était considéré par eux comme l'os de Typhon, c'est-à-dire du mauvais principe. Sans m'embarquer dans ces discussions profondes, je dirai, avec Montesquieu, que la circumnavigation de l'Afrique par les Phéniciens est une fable, si les Phéniciens n'ont pas connu la boussole. En effet, comment admettre que les navigateurs envoyés par le pharaon Nécos ou Néchao, comme on voudra (je ne tiens pas à l'orthographe des noms propres), aient pu, en partant d'un port de la mer Rouge, débarquer à l'embouchure du Nil sans le secours de la boussole? Et d'ailleurs, comment les Tyriens, ces intrépides pilotes, auraient-ils pu aller chercher l'or d'Ophir et l'étain de Tulé, visiter les comptoirs qu'ils avaient établis aux Colonnes d'Hercule, franchir l'Atlantique et découvrir le Nouveau-Monde? Isaïe ne nous apprend-il pas que l'insolente prospérité de Tyr était due exclusivement au génie de ses sages, qui dirigeaient ses navires?

M. Camille Duteil a trouvé dernièrement, parmi les amulettes du musée égyptien du Louvre, des aimants antiques qui ont conservé leurs propriétés magnétiques, et dont la position constante des mêmes pôles vers les mêmes parties, dans ces amulettes semblables, indique d'une manière évidente que les Egyptiens connaissaient la direction magnétique. Je regrette que ce conservateur du Musée n'ait vu dans les amulettes magnétiques que des instruments de jonglerie à l'usage des prêtres égyptiens. Il n'a pas eu le courage de son opinion devant l'Académie des sciences. A sa place, j'aurais voulu prouver, moi, nonseulement que la boussole était connue des Egyptiens et des Phéniciens, mais encore des Phéaciens dans les temps héroïques. En effet, que signifie ce passage d'Homère (Odyssée, liv. VIII) dans lequel Alcinous dit à Ulysse « que ses vaisseaux sont animés et conduits par une intelligence, et qu'ils traversent les flots avec la plus grande vitesse, malgré l'obscurité de la nuit et des brumes? >> Traduisez en prose intelligence par boussole.

Quel est donc l'académicien assez entêté pour contester que la flèche d'Abaris n'était pas une aiguille aimantée que lui vola Pythagore? Voici ce que dit Jamblique à ce sujet « Pythagore déroba à Abaris la fleche d'or avec laquelle il se dirigeait dans sa route (quá se gubernabat), et, lui ayant ainsi ravi et caché sa flèche d'or, sans laquelle il ne pouvait discerner le chemin qu'il devait suivre, Pythagore le força à lui en découvrir la nature. » Cette flèche, sur laquelle l'imagination ignorante des Grecs a fait traverser les airs à Abaris, n'était réellement qu'une aiguille aimantée, qui servait de boussole au philosophe indien, aiguille qu'il avait dorée pour la préserver de la rouille, peut-être par le procédé Ruolz, vieux, lui aussi, comme le monde!'

Qui, malgré les Académies, rien de nouveau sous le soleil !

Je ne parlerai pas de la déclinaison de l'aiguille aimantée, qu'on prétend avoir été observée, pour la première fois, par Christophe Colomb, en 1492, quoiqu'elle ait été signalée par le Chinois Keou-Tsoung-Chy, dès l'année 1117 de notre ère. Je laisse aussi de côté les variations de cette même aiguille et son inclinaison, et je terminerai en disant que la propriété magnétique, qu'on croyait ne pouvoir être communiquée au ler que par l'aimant, peut lui être communiquée aussi par l'électricité, le choc et le frottement. En effet, on aimante l'aiguille d'une boussole en la soumettant à l'action d'un courant électrique, et c'est par ce même motif que les pointes des

paratonnerres sont plus ou moins magnétiques après un grand orage. Une barre de fer s'aimante aussi par un choc brusque et violent, qui, en ébranlant ses molécules, permet au fluide magnétique de circuler; enfin, le frottement donne au foret qui perce le fer le pouvoir d'en attirer les paillettes.

L'orage qui aimante les pointes des paratonnerres agit aussi sur la boussole, et souvent il arrive qu'après un violent coup de tonnerre une boussole marine est ce qu'on appelle affolée, c'est-à-dire que le pôle qui se tournait vers le nord se tourne, au contraire, vers le sud. Or, comme les aiguilles des boussoles marines sont fixées sur un léger carton qui tourne avec elles, et sur lequel se trouvent marqués les rhumbs des vents, il arrive que si la boussole s'affole et que le marin ne s'en aperçoive pas, il suit une route diametralement opposée à celle qu'il croit tenir. C'est ce qui arriva à un officier de notre marine militaire, qui, de sim

ple contre maître, passa capitaine de frégate, lorsque la noblesse émigrant laissa, en 1792, notre flotte à la merci de sous-officiers dont l'instruction n'égalait pas le patriotisme.

Le capitaine en question, chargé par le gonvernement de porter des dépêches pressées aux Antilles, appareilla de Rochefort, et son aviso, fin voilier, ayant franchi la ligne des croiseurs anglais, cinglait vers l'Amérique, lorsque tout à coup, assailli par un violent orage, il eut sa misaine foudroyée, et resta, pendant deux jours, jouet des grandes lames de l'Océan. Ce ne fut pas sans quelques avaries qu'il put continuer sa route vers le Nouveau-Monde. Le capitaine pointait religieusement sa carte sur les observations des officiers de quart, le timonier suivait scrupuleusement sa consigne, les yeux fixés sur sa boussole; ce ne fut qu'après trois mois d'une laborieuse navigation que la vigie enfin cria: Terre!

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ÉGLISES DE FRANCE. L'ABBATIALE DE SAINT-RIQUIER.

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Portail occidental de l'église abbatiale de Saint-Riquier, près Abbeville (Somme).

Nous décrirons bientôt cette charmante église, digne de figurer ici après la cathédrale d'Amiens; et nous raconterons son histoire, qui est des plus curieuses et des NOVEMBRE 1850.

plus intéressantes. Nous donnons, en attendant, cette vue, pour faire juger à nos lecteurs un nouveau système de gravure qui rend avec bonheur les détails de l'architecture. -8-DIX-HUITIEME VOLUME.

ÉTUDES DE MOEURS ET

DE CARACTÈRES.

DU BOUQUINISTE ET DU BOUQUINEUR.

Les inséparables - Etymologies diverses. Protestation contre le Dictionnaire de l'Académie. - Vieux bouquins et jeunes bou-, quins. Les malheurs des plumes sensibles. - Tendres hommages retrouvés sur les quais. Le bouquin a grandi! Vraie définition. Il est indéfinissable. - Le bouquiniste en boutique. -Jusqu'où sa capacité se hausse.-Ses ruses.-L'étalagiste.Agette bibliotec d'auccassions, etc. Les cabinets de lecture en plein vent.-Le marchand de livres dépareillés. - Prodige de mémoire. Celui qui Le bouquincur, type moderne. amasse et ne lit pas.-Ou sa passion l'entraine.-Le bouquineur intelligent L'échelle des Elzevirs.- Le bouquineur savant. Ses vertus. Le collectionneur d'almanachs.-Comment se font les vaudevilles et les romans historiques.

Bouquiniste et bouquineur, voilà deux mots inséparables. Le bouquiniste n'a dans la société entière d'autre corrélatif que le bouquineur. Il n'a d'affinité qu'avec lui. A qui, en effet, pourrait-il tenir ? Ce n'est pas au libraire, qui affecte de le mépriser; ce n'est pas à l'imprimeur, qui s'indigne de voir rouler au coin de la borne, ramper sur les parapets des quais les productions de ses presses orgueilleuses; ce n'est pas même aux faiseurs de bibliothèques; une bibliothèque ne suppose pas toujours que celui qui la rassemble sache lire; le bouquin, au contraire, suppose, en général, que celui qui l'achète sait étudier.

Il est donc impossible de diviser deux êtres dont l'un ne saurait subsister sans l'autre, et qui sont l'un à l'autre ce que sont, l'âme au corps, la face de la médaille au re

vers.

Cela posé, entrons en matière et examinons ce double type, totalement inconnu à l'antiquité, au Bas-Empire, an moyen âge, et qu'il était donné à l'imprimerie de répandre, comme la race d'Abraham, sur la terre étonnée.

Bouquineur et bouquiniste viennent de bouquin. Bouquin vient, suivant le vulgaire, du cuir tout particulier qui couvre cette intéressante production de l'art moderne.

Les savants y ont trouvé une plus noble origine. Je cite, sans prendre parti. Laveaux fait venir le mot bouquin du mot allemand bükken (1) (petit livre), diminutif de buch (livre); étymologie singulière, si l'on applique le diminutif à d'énormes in-folios.

Napoléon Landais le fait venir du mot allemand buck, dont les Anglais ont fait book, et les Flamands bock. Boiste dit que primitivement, et en vieux français, il n'avait d'autre sens que celui de livre allemand.

Quoi qu'il en soit de cette origine, dont la discussion mènerait trop loin, il n'est pas hors de propos de fixer le sens des mots.

Ouvrons le Dictionnaire de l'Académie. « Bouquin. «s. m. Se dit d'un vieux livre dont on fait peu de cas. « - Feuilleter de VIEUX bouquins. - Acheter des bou« quins — Que faites-vous de ce bouquin? — Bouquiner, « v. n. Chercher de vieux livres, et en général des livres « d'occasion dans les boutiques ou sur les étalages des

(1) Bukken et buch ne se trouvent pas dans les dictionnaires allemands. non plus que buck. On trouve buchen (livre) buchelchen et buchlein (petit livre) Toutefois je ne voudrais pas prendre sur moi de donner torta Laveaux et a Landais. Peut-être bukken, buch el buck sont-ils du vieil allemand.

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N. B. Laveaux et Landais donnent au mot bouquinerie le sens de Commerce de vieux livres. Boiste lui donne les deux sens (1).

(1) Ici quelques observations:

1o Nous ne laisserons point passer sans protester cette défaition du Dictionnaire de l'Academie: Bouquin se dit d'un a livre dont on fait peu de cas. Qu'est-ce a dire? et que penser de cet anatheme? Doit-on faire moins de cas d'une vieille edition, vermoulue, maculée, mal reliée, de Rabelais, du Roman de la Rose, de Montaigne ou de Philippe de Comines, que des editions neuves sur vélin, des plates traductions des préfaces etriques des romans filandreux ou des vaudevilles fades de messieurs tels ou tels, académiciens ou non? Ne voit-on pas chez le bosquiniste les œuvres de nos plus habiles contemporains, en bonne compagnie, du reste, côte à côte avec Rousseau, Pascal, Bofia. Racine. Cuvier, Corneille, Moliere ou La Fontaine? Et ne voi-OL pas aussi disparaître rapidement de l'etalage leurs innombrables éditions, toujours épuisées, toujours réimprimées? Mais si les œuvres des nains y prennent place, c'est pour y dormir eternellement, rongées par le même soleil, pourries par la mène poussière.

2o Dans les exemples cités, on lit Feuilleter de vieur bou quins. Mais si un bouquin est un vieux livre, qu'est-ce doặc qu'un vieux bouquin? Y a-t-il pleonasme? Y a-t-il de pens bouquins? Eh! sans doute! Demandez à ces faiseurs de livres dont les affiches et les exemplaires tombent en même temps aus la hotte du chiffonnier. Et, si quelques-uns échappent à cellend miliation, ne voit-on pas à la file, dans la bolle du bouquise, ces tristes restes d'un livre mort-né, sommeiller immolles, intacts... Ce ne sont pas de vieux livres, et ce sont des bouquins, tombés tout neufs dans le domaine de l'occasion.

Hélas! sacrés ils sont, car personne n'y touche!

Hélas! ne bouquinez pas, si vous craignez les désillusions, auteurs sans nom, qui venez de publier un volume trop aine! vous surtout, qui avez envoyé quelques exemplaires à des p sonnes estimées ou cheries, et qui les retrouverez chez leicht giste, vierges encore du couteau d'ivoire. Votre cœur saignait trop, en lisant votre autographe dédaigné : Hommage of Ja teur, gage d'affection à M.., a Mme..., à Mile... - Il est daïgereux de trop éprouver ses amis !

3o Le troisième exemple de l'Académie est celui-ci : Que failesvous de ce bouquin? Telle est, en effet, la phrase ordinaire de tout le monde. On prend en mépris le bouquin, en pitié le lou quineur. Cet exemple du Dictionnaire est un trait de meurs. Il n'y a pourtant plus de La Bruyere, place Mazarine. C'est sans doute cet espiegle de Nodier qui aura mis là son coup de patte, lui, Nodier, qui portait aux bouquins une si naive et sincere ad

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Puisque les dictionnaires officiels nous instruisent si peu, cherchons à fixer le sens de ces mots mal définis.

Qu'est-ce qu'un bouquin? C'est..., cela se comprend dans le sens intime mieux que cela ne peut s'exprimer..., c'est proprement un livre d'occasion, bon ou mauvais, Jeune on vieux, usé par les lecteurs ou non encore ouvert, relié ou broché, complet ou incomplet, propre ou maculé, gros ou mince, grand ou petit, de tous formats, de toutes valeurs, jeté à la borne ou vendu, par l'héritier d'un savant, vendu plus cher qu'il n'a été acheté, ou livré au poids du papier... C'est une marchandise qui a un cours..., un jouet du hasard, un roi détrôné, retrôné tour à tour...; généralement c'est un emblème assez fidèle du mérite méconnu, revêtu tristement de la noire livrée du malheur. Trop souvent le bouquineur ressemble au bouquin.

Ainsi le bouquin est indéfinissable. Il faudra que le lecteur le reconnaisse d'instinct.

Quant aux bouquinistes, il y en a de deux sortes. Cette fois encore l'Académie n'a rencontré qu'à demi. Bonquiner, dit-elle, c'est rechercher des livres d'occasion dans les boutiques et sur les étalages des libraires.

Les libraires repoussent cette définition. Le libraire ne tient pas de bouquins. Il a horreur du bouquin. Ce qui est vrai seulement dans la définition de l'Académie, c'est qu'il ya des bouquinistes en boutique et des bouquinistes-étalagistes; mais il y a un abîme entre le libraire et le bouquiniste, quel qu'il soit.

Le bouquiniste en boutique n'étale guère que le rebut de ses marchandises. Alors le prix est indiqué sur les cases où les livres sont rangés. Quant aux livres cachés dans les arcanes de la boutique, ils sont souvent fort chers, et, comme ils ne portent pas l'indication des prix, le marchand peut surfaire autant qu'il lui plaît. Règle générale, offrez au bouquiniste moitié de ce qu'il vous demande; à moins que son œil exercé ne reconnaisse en vous un novice, il vous prendra au mot.

Le bouquiniste en boutique ne sait pas, ou sait peu l'orthographe; mais il connaît les livres rares et curieux, les bonnes et les mauvaises éditions; il sait faire valoir un livre, en cacher les défauts. En tête d'un ouvrage vulgaire, ou d'une vulgaire édition, il colle, on ne peut plus adroitement, un frontispice d'Elzevir ou d'une édition à la sphere. A la fin du troisième volume d'un ouvrage qui en a quatre il place le privilège, qui termine ordinairement un livre, et vous le vend pour complet. D'autres lois, il mêle plusieurs éditions au moyen de faux titres. Si un volume dépareillé est tomé, il remplace sur la reliure le chiffre dénonciateur par un ornement admirablement raccordé ; au bout du volume, il met une page, soit du même ouvrage, soit d'un autre, qui porte le mot Fin, au lieu de Fin du premier volume, etc., etc. J'ai connu toutes ces ruses pour m'y être laissé tromper. Il y en a bien d'autres. A la plus incorrecte édition, notre homme ajoute des gravures qui ne se trouvent ordinairement que dans la meilleure. Aux volumes d'un ouvrage, il en ajoute un qui porte le

Ne vous

Bequinerie le sens de amas de livres peu estimés. arrêtez pas à tous ces livres, c'est de la bouquinerie. Pouah! Laveaux, Landais et Boiste donnent à ce mot un autre sens, celui de commerce de bouquins. Les bouquins sont donc devebus un commerce? Oui certes, et fort important. Je sais tel bouquiniste qui a 150,000 volumes, et pour la plupart fort préCieux. Combien de bibliothèques publiques envieraient cette bouquerie'

L'importance du bouquin a grandi. Ce fait, consigné dans Taistoire des révolutions de la presse, n'avait donc pas été vu par l'Académie, ou bien elle ne l'avait pas voulu voir!

titre de Supplément, aux frontispices, et qui n'est que la. reproduction textuelle d'un des tomes de l'ouvrage. Un faux titre fait l'affaire. Cela m'est encore arrivé.

Il a toujours collationné le livre qu'il vous vend. Y manquât-il vingt pages, il ne se fera pas scrupule de jurer ses grands dieux qu'il n'y manque rien. Il vous dit en' confidence que l'ouvrage..., croyez-le..., il en a refusé 5 francs, mais que, pour vous, qui êtes sa pratique, il vous le donnera pour 4 fr. 50 cent. Vous lui offrez 35 sous et il vous le laisse..., parce que vous êtes sa pratique. Le bourreau ne vous a jamais vu; vous êtes Limousin ou Tourangeau fraîchement débarqué à Paris... Alors, c'est monsieur votre frère.- Je n'en ai pas.- C'est donc quelqu'un des vôtres... N'approfondissez pas trop; mais tenez pour certain que votre bouquin de 35 sous en valait 18. Le bouquiniste en boutique aun aplomb que l'on ne saurait rencontrer nulle autre part... si l'étalagiste n'avait encore plus de ruses et d'habileté à mentir. Vous serez bien fin, si vous l'êtes plus qu'un de ces hommes dont l'apparence est chétive, dont la face est inintelligente, dont les allures sont grossières. Doit-on s'étonner si des gens qui n'ont affaire qu'à une espèce à part, le bouquineur, la connaissent à miracle? Peut-on leur en vouloir beaucoup s'ils mentent pour gagner misérablement quelques sous? Il faut qu'ils vivent. Que voulez-vous qu'ils gagnent sur un bouquin de 5 sous? Et pourtant ils endurent l'extrême soleil et l'extrême gelée, la brume et la sécheresse, sans' pouvoir plus bouger qu'un factionnaire à son poste, depuis 10 heures du matin jusqu'à 4 heures du soir, en hiver, et de 8 à 7 en été. Ils se nourrissent d'une soupe saupoudrée de poussière, et, plus d'une fois, cette soupe, interrompue par une pratique ou par un curieux, est devenue la proie de quelque boule-dogue peu scrupuleux sur l'abus de confiance. Ce qui est plus grave que des mensonges plus ou moins pardonnables au vis-à-vis du public, c'est qu'ils achètent souvent de toutes mains, et plus d'une fois l'attention de la police a été éveillée sur leur compte.

L'étalagiste ne sait pas du tout l'orthographe. On lit sur les pancartes de ses boîtes (1): A un sous à choisire,—ou bien: A six sol aux choi, ou bien encore :

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agette livre et biblotec d'auccassions. N... vents et achet toutes sorte de vieux livre à tout pris.- Et cependant, c'est un homme qui ne manque pas d'une certaine instruction et qui est doué d'une perspicacité surprenante dans tout ce qui se rattache à son métier.

Il y a quelques années, on rencontrait fréquemment des livres rares sur ces étalages; maintenant ils sont trop courus par les connaisseurs qui suivent eux-mêmes les ventes ou les font suivre, et enlèvent à prix d'or tout ce qui leur convient; il se fait en ce genre, comme en tableaux et en sculptures, d'inimaginables folies. Cependant j'ai rencontré et acheté à bas prix sur les quais quelques choses fort curieuses.

L'étalagiste affecte les boulevards, les places publiques, les ponts, les quais, les embrasures de portes cochères condamnées, les guichets des monuments publics. Tout emplacement qui convient à un marchand de melons, convient aussi à un bouquiniste. Il y a beaucoup de gens, amateurs du bon marché, qui lisent tout un livre sous prétexte de le feuilleter, et qui en prennent gratis toute la substance. Le bouquiniste tolère cet abus, parce qu'une personne arrêtée devant son étalage en fait arrêter vingt.

Les places de bouquinistes se vendent tout comme les fonds de porteurs d'eau. La pratique n'y gagne rien. Quel

() Toutes ces ci tations sont textuelles. O Caritides, où es-tu?

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